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parfaitement le plaisir que l’on a de remettre au lendemain cette imparfaite conversation, qui n’est qu’un monologue sans réponse.

Avez-vous fait votre discours de cérémonie ? A-t-on applaudi votre manifeste ? Vous ferez bien de semer des idées saines et les doctrines nouvelles de l’art à chaque solennelle occasion. Tout y est mystère encore pour le public, et je sais bien que l’idéale figure que l’on se fait de l’auteur reste plus avant dans la pensée des masses que l’idée même qu’il a voulu consacrer. Que voulez-vous ? il faut se résigner à ces hasardeux événemens, lorsqu’on agit sur l’inconstant public. On ne jette pas la lumière également sur un globe inégal. Quelques sommets s’illuminent et les vallées restent dans une demi-lueur, les gouffres, dans l’ombre.

Vous ne m’avez pas dit à quels traits vous avez reconnu ce qu’il y avait de mort dans le christianisme des Chartreux. C’était là ce que j’aurais voulu savoir ; je ne me figure pas ces moines d’à présent. Parlez-m’en donc un peu.

Ce matin même Antony (Deschamps), M. Chevalier, Chaudesaigues et vos autres amis me demandaient de vos nouvelles et me chargeaient de mille tendresses pour vous. J’ai porté vos Sonnets à Brizeux, qui les aime, et espère en voir de nouveaux bientôt. Tous sont heureux de vous savoir établi, posé, reposé du moins, et à l’abri de ces chagrins qui nous retombaient sur le cœur. Ne vous exposez plus, je vous en prie, par aucun coup de tête, ou de cœur plutôt. Ne croyez point à la faiblesse de votre nature : cette croyance-là est un prétexte que se donne la paresse naturelle que nous avons tous apportée au monde ; je n’ai cessé de combattre la mienne, et je me donne encore de bonnes raisons pour ne rien faire. N’en cherchez pas, et surtout qu’aucune ne vous empêche de me répondre, car je suis tout à vous.

ALFRED DE VIGNY[1].


J’ignore la réponse que le disciple fit à la lettre si cordiale du maître, mais je sais que la fortune lui procura presque immédiatement l’occasion de semer à côté de lui dans un terrain admirablement préparé « les idées saines et les doctrines nouvelles de l’art » que le poète de Chatterton lui recommandait de propager. Et l’on dirait vraiment qu’il avait été envoyé tout exprès à Vienne pour catéchiser l’heureux auteur à qui il était réservé de révolutionner une fois de plus le théâtre.

Parmi les personnes qui avaient entendu le discours de cérémonie de Péhant lors de la distribution des prix du collège de Vienne, il y avait un jeune homme de la ville qui, justement, venait de rentrer de Paris après avoir terminé ses études de droit. C’était François Ponsard, le futur auteur de Lucrèce. Il était sur

  1. Lettre inédite.