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peut durer. L’idolâtrie a si bien justifié l’égoïsme des privilégiés qu’ils le croient justice. Aristote déclare l’esclavage « conforme à la nature, car le droit de commander et le droit d’obéir, ayant pour objet le salut commun, sont conformes à la nature. Celui qui est dans la société comme l’âme, capable de prévoir et de vouloir, est fait pour commander ; celui qui est seulement, comme le corps, capable d’exécuter, est fait pour la servitude. » Et l’auteur de la Logique ne se demande pas si, précisément, il n’est pas contre la nature que la plus grande partie des hommes soient réduits à n’être que des corps, et si le bien commun n’exigerait pas que les hommes capables de prévoir et de vouloir travaillassent à rendre semblables à eux les autres hommes ? Il ne voit dans l’esclave que « l’outil vivant » de l’homme libre[1].

Enfin, quand Rome, conquérant l’univers, eut emporté parmi les dépouilles et rassemblé dans son Panthéon les dieux de tous les vaincus, cette synthèse de l’idolâtrie fut la dernière et la plus grande leçon. A les comparer, on vit bien que la plupart de ces cultes étaient étrangers au symbolisme savant de l’Egypte, aux songes philosophiques de l’Inde, aux belles formes de la Grèce, que leurs divinités étaient les divinités des superstitions aveugles, des rites barbares et des sacrifices sanglans. Et de leur rapprochement jaillit, plus éclatant que leurs contrastes, leur caractère commun, le mépris de l’homme pour l’homme. Mépris de toutes les races sacerdotales qui, des grands prêtres aux jongleurs, vivaient de la crédulité générale, pour l’inintelligence universelle ; mépris du peuple romain pour toutes les autres races qu’il avait domptées par ses soldats et pillait par ses proconsuls ; mépris des sénateurs pour les plébéiens, des riches pour les pauvres, mépris de César pour l’univers ; et sous cette hiérarchie de dédain, lourd édifice dont chaque assise écrasait l’assise inférieure, la substructure sombre de l’esclavage, l’ergastule colossal où presque toute la race humaine épuise sa vie pour nourrir l’oisiveté de ses maîtres et meurt pour distraire leur cruauté.

Seule échappait à ces vices la religion juive. Loin que son sacerdoce gardât le secret d’une science occulte, le plus grand législateur et historien de cette religion, Moïse, abandonnant les écritures emblématiques, mystérieuses bandelettes, où, comme la plus enveloppée des momies, la vérité restait captive, l’avait

  1. Aristote, La République, liv. I, ch. II, III, IV, V.