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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

Eugène, sous le fouet de cette émotion brusque, s’était ressaisi. C’était donc là qu’on en arrivait, à se laisser abattre ? Une horreur réveillait en lui l’âme abdiquée. Le brouillard du matin dissipé, luisait une après-midi de soleil bien blême, bien court, mais dont le rayon consolant était une caresse d’aube après une si longue nuit. Les villages, plus riches, plus fréquens, le pittoresque vallonnement du paysage, disaient une étape nouvelle, et bientôt la proximité de la grande ville. Il pensa qu’il y aurait des lendemains, se reprocha d’avoir désespéré ; Charmont avec sa chère maisonnée, l’avenir encore bien trouble, mais peut-être un jour possible, rasséréné, aux côtés de Marie, se levèrent dans cette éclaircie. Pour la première fois depuis Vendôme, il se tourna en souriant tristement, avec une lumière d’espérance dans les yeux, vers M. de Joffroy qui marchait près de lui, et fut tout ému et réconforté lorsque le bon géant, paternel, lui jeta : — Courage ! — Il en fallait encore, avant d’atteindre Saint-Georges-la-Couée.

Autour d’eux, l’immense désagrégation continuait. L’armée à vue d’œil fondait. Balayant ses digues, se précipitait, non plus par ruisseaux, mais par rivières, par torrens, le flot des isolés et des traînards. En vain Chanzy barrait les routes, avec de la cavalerie et des gendarmes. Le sortilège de la ville hantait les cervelles affaiblies. Des corps entiers se hâtaient en fraude vers le Mans, déjà encombré par cette avalanche. Bétail confondu, troupeaux lâchés, les fantassins, les cavaliers, les artilleurs, se dépassaient, se bousculaient, avançant d’une poussée irrésistible, vers l’étable.

Le soir, à la section d’Eugène, on était dix.

Le 19, l’armée était enfin établie, en avant du Mans, à cheval sur l’Huisne, garnissait les positions prescrites. Elle allait pouvoir se refaire, attendre l’attaque imminente. Pour la troisième fois, elle échappait à la ruine complète, faisceau de forces dispersées, que seul avait maintenues, allait ramasser le lien volontaire, l’indomptable pensée de Chanzy, — faisceau de forces usées, encore vivantes.

Paul et Victor Margueritte.

(La quatrième partie au prochain numéro.)