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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

temps radouci. Encore un bon repas, une bonne nuig, et après cela les Prussiens pouvaient venir !… Ils étaient là. Comme on achevait d’édifier les petites maisons de toile, le canon, sur la rive qu’on venait de quitter, retentit. Eugène éprouvait un allégement étrange, dont la honte ne diminuait pas le plaisir, à assister en spectateur à la bataille invisible qui, vis-à-vis, débordait en fumée au-dessus de la crête et dont le vent apportait, avec une odeur de poudre, le bruit croissant. Cependant, sur les feux des cuisines, les soupes commençaient à bouillonner. Un ordre : Bas les tentes ! Aux faisceaux ! Eugène partageait la mauvaise humeur de ses hommes. Pas de chance ! retirer précipitamment la viande à peine cuite, renverser les marmites… Adieu le bon repas et la bonne nuit ! et dans le jour redevenu gris, voilé de gros nuages, lentement le 75e reformé se déroula, redescendant vers le Loir, gagnant le bas de la colline grondante qu’ils contemplaient paisiblement de loin tout à l’heure.

À subir sans ordres, l’arme au pied, jusqu’à ce que le soir tombât, une attente interminable, Eugène ne ressentait plus le même énervement que jadis, à Coulmiers. Tant d’impressions violentes avaient passé sur lui ! il se pliait à la nécessité souveraine. L’exaltation qui l’avait transporté à Loigny, la griserie du chassepot brûlant entre ses doigts, quand il tirait coup sur coup, sans réfléchir, avait fait place, après le suprême effort de Josnes et le fléchissement de la retraite, à une indifférence fatiguée. Il avait vu trop de larmes, trop de sang, trop de morts. Son devoir, il le remplissait sans défaillance, mais sans joie. Pourquoi s’était-il réjoui, à Courtiras, d’éviter le combat ? Pourquoi s’affliger maintenant ? Qu’on avançât, qu’on restât là, il ne s’en souciait plus. Est-ce que son destin n’était pas écrit ? Là-haut, devant eux, la fusillade crépite, le canon tonne, le temps passe. La mystérieuse partie se jouait en dehors de lui. Dès le matin, au 21e corps, les marins de Jaurès avaient repris Fréteval, détruit le pont. Le grand-duc, dont l’armée épuisée se traînait depuis Josnes sur les traces de Chanzy, réattaquait en vain. Mais deux corps de l’armée de Frédéric-Charles entraient en ligne et, tandis que tous les efforts de l’un venaient se briser à Sainte-Anne contre la mâle résistance de Jauréguiberry, l’autre réussissait à emporter, au centre, les hauteurs de Bel-Essort, dominant Vendôme. La ville était découverte, Jauréguiberry menacé de flanc. La nuit tomba sur la bataille indécise.