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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

lumière intérieure qu’il avait entrevue à la veille de Coulmiers, à la veille de Loigny, cette petite aube pure de devoir et de sacrifice, soufflée, éteinte. Le tendre visage de Marie, loin, trop loin, dissous dans la brume d’eau, la pluie, la pluie.

Cependant, vers le soir, le 75e voyait pointer, grandir le clocher de Pontijou. Tous les corps s’arrêtaient sur un même jalonnement d’avance prévu, fixé par la pensée vigilante. Dans ce vaste désordre de chacun des corps, un ordre général reliait l’armée flottante, maintenait compact ce faisceau énorme. Et c’était l’idée volontaire et minutieuse, jaillie du cerveau du chef, le dispositif quotidien des plus petits mouvemens, la mince ligne d’écriture griffonnée en hâte, dont le fil tenace, enveloppant ces milliers d’hommes, marquait une présence invisible, la sûre volonté du commandement.

Eugène avec sa troupe, — de trente, la section était tombée à quinze, — traversait un ancien camp dont ils ramassaient la paille pourrie. Halte ! On était dans un labour. Une boue si profonde que les piquets n’y mordaient pas, — les baïonnettes d’hier pas davantage. Impossible de dresser les tentes. Ni bois ni eau, que les corvées durent aller encore chercher à un kilomètre et demi. Pour se faire une litière, jouir du fumier, il fallut ratisser avec des bâtons la boue liquide.

Le 13, dans l’aube affreuse, l’armée secoua son sommeil funèbre, sortit de son lit de vase, et de nouveau par les routes en fondrières, la campagne noyée d’eau, la nappe d’hommes s’étendit, dans le roulement plus pénible des charrois, l’ahan des attelages aux canons, l’immense cheminement, ralenti, exténué, des fantassins et des cavaliers. Vendôme pour tous se levait au bout de l’étape dans une attraction de phare, sur cet océan de misères. C’était la ville, avec ses toits, sous lesquels on dort, on mange, on boit, et bien que beaucoup dussent camper autour, sans y entrer, ils souhaitaient la voir apparaître comme un lieu béni de protection et de repos, une terre promise. Tout le jour le mirage recula, sous le flagellement de la pluie, le rejaillissement des flaques. On dépassait des soldats étendus, agonisant de fatigue, où morts. On traversait des villages presque abandonnés ; des traînards occupaient seuls des maisons, s’entassaient aux granges, sourds, hagards, insensibles aux menaces, aux prières. Ils aimaient mieux se faire prendre, bétail humain, par les uhlans à leur poursuite. Plus loin, d’autres villages semblaient déserts,