Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/528

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
524
REVUE DES DEUX MONDES.

pénétré par cette tristesse des choses, ce midi de pluie qui faisait le jour pareil au soir, il murmura, dans un bref accès de découragement :

— C’est la fin.

XII

Eugène, fourbu, marchait mécaniquement, les pieds meurtris dans ses bottes percées. Abaissant un œil morne sur la route durcie et défoncée, à peine s’il entendait le long murmure des pas, le bruissement inégal de la compagnie, du bataillon, du régiment en retraite. À peine s’il voyait par momens la campagne désolée, les squelettes des arbres noirs sous le givre, le lointain ondulement de l’armée : ici des batteries aux chevaux maigres peinant sur les traits tendus, là des files de convois, des alignemens de cavaliers, tout le lourd amas des colonnes mouvantes. C’était l’après-midi du 11, après les quatre jours de Josnes.

Eugène, qui avançait tête basse, buta contre un caillou ; M. de Joffroy le retint. Eugène avait maigri, l’air souffreteux, l’entrain tombé. Lui résistait, habitué à une vie de campagne, plus tanné seulement, sa barbe poussée. Quant à Groude, malade, il se traînait, la face ravagée de bile. Il restait silencieux des heures, ne sentenciait plus de proverbes, toute son application obstinée à suivre. M. de Joffroy dit à Eugène : — Voulez-vous que je vous passe ma gourde ? Ça vous remettra.

Mais Eugène n’avait ni soif, ni faim, ou plutôt tous ses instincts se fondaient à ce moment en un seul besoin : dormir. Une somnolence aux yeux ouverts l’engourdissait. Le grand coup de fièvre de Villepion, de Loigny, la détente harassante des jours suivans, de la retraite aux étapes obscures, l’énervement ensuite des quatre derniers jours de Josnes dans le sursaut des efforts continuels, le cauchemar interminable de la bataille, lui laissaient un accablement moral, une torpeur physique où il ne pensait presque plus à Marie, ni à rien de sa vie passée, tout au défilé des courtes visions immédiates, à une rage sourde d’en finir : humiliation de reculer encore, honte de sentir baisser autour de lui confiance et patriotisme, haine enragée et impuissante contre l’envahisseur. Un arrêt brusque fit courir son remous dans les rangs emmêlés. On se laissait choir, le dos rompu par le sac ; les fusils jonchaient le sol ; on se taisait, ou bien c’étaient des récri-