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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

La veillée commença morne. Marie, près de Mme Réal perdue dans sa pénible rêverie, avait repris son ouvrage. Marcelle à la table des livres, sous la lampe, ouvrait ses cahiers d’allemand, mais sa pensée y était encore moins que d’habitude. Aux pieds des vieux, Rose, la tête sur les genoux de sa grand’mère, bavardait avec insouciance, et son babil les distrayait. Tout à coup, Marcelle prêta l’oreille : un bruit de roues dans l’avenue… On se levait avec inquiétude : « Reviendraient-ils ? » mais dans le vestibule une voix résonna, étrangère et pourtant connue. Le comte de la Mûre, quittant sa pelisse de fourrure et ses caoutchoucs, montrait un visage défait, où l’inquiétude avait remplacé la morgue. Il inclina son crâne chauve : Mesdames !… baisa la main de la vieille Marceline, puis serrant la main de Jean Réal, il gémit :

— Je viens faire près de vous une nouvelle tentative. Je n’ai pas voulu partir sans essayer de vous convaincre. Mon cher ami, c’est de la folie de rester !

Et attirant le vieillard au coin de la cheminée :

— Vous exposez inutilement ces dames !

Jean Réal regarda cette figure craquelée de rides, ce teint de vieille porcelaine, dont le sourire aimable, la dignité convenue, lui avaient si longtemps fait croire, en dépit de la divergence de leurs opinions, à une entente de sentimens et qui, au rude choc des circonstances, tombait comme un masque, ne laissant voir qu’égoïsme et peur. Il eut un haussement d’épaules, murmura :

— Vous exagérez, mon bon.

M. de la Mûre se récriait. Il tira de sa poche une lettre, l’agita. C’était un mot de M. Brémond, le président du tribunal. Réal allait-il le récuser aussi ? « La forêt s’emplissait de patrouilles ennemies. Les campagnes fuyaient en masse. La lie des traînards, des francs-tireurs débandés, infestaient le pays, pillant et volant, aussi redoutables que les Prussiens. »

— Quant à ceux-là, dit M. de la Mûre, on sait trop de quoi ils sont capables ! Moi, à votre place, je plierais bagages sans perdre une minute. Mme de la Mûre et moi partirons demain matin. Nous n’avons que trop tardé.

— Et où allez-vous ? demanda Jean Réal, marquant ainsi qu’il était inutile d’insister.

— Chez nos cousins, les Grimadac, à Caudéran près de Bordeaux, où ma fille, qui est en Dordogne, nous rejoindra.

— Si loin ? fit malicieusement le vieillard.