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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

tomber au loin la pluie torrentielle qui, par toute la campagne, ruisselait dans le gluant dégel ; percée jusqu’aux os, comme si elle marchait avec Eugène sous ce déluge, elle accompagnait son cher mari dans la retraite noire, inconnue ; elle partageait chacune de ses souffrances, elle l’imaginait avec une pitié infinie, couché dans la boue, sans sommeil, sous la tente qui suinte et plie. Leur pensées se rejoignaient à travers le jour, à travers la nuit. Elle ne finirait donc jamais, cette guerre affreuse !… Dans un coin, Charles Réal, tenant les mains de sa femme, lui parlait à voix brève. Gabrielle penchait la tête, dissimulant son envie de pleurer. Et vraiment, à voir le jeu machinal des vieux, les attitudes familières, l’immuable tranquillité de la pièce, où le lent balancier de la pendule scandait l’heure de son grave tic tac, rien n’eût fait présager le drame qui se dénouait là : dans une heure, Henri et son père partaient.

À force de supplications, le jeune homme avait vaincu la résistance des siens. M. Réal, touché, comprenant qu’à cette minute critique, le pays avait besoin de tous, fier aussi de cet enthousiasme juvénile qui poussait Henri à imiter ses frères, avait consenti à le laisser s’engager. Seulement, pour être plus tranquille, il exigeait qu’Henri entrât au 3e zouaves de marche, le régiment de son oncle, le colonel Du Breuil, et tout à l’heure, rejoignant l’armée des Vosges, où, attaché à un corps du génie auxiliaire, il essaierait, avec ses torpilles, de nuire aux communications de l’ennemi, il allait emmener le jeune homme avec lui, jusqu’à Bourges. Là, il le confierait à Du Breuil, avant de reprendre son matériel à Saint-Étienne, pour le transporter à Autun. Mais le temps pressait. IL fallait, à la gare encombrée, coupée de la ville, — heureusement qu’on était sur la rive droite ! — à la gare où refluaient, de Blois et de Mer, dans un tumulte indescriptible, d’innombrables convois de blessés, de matériel et d’approvisionnemens, trouver place dans un train descendant. Avec douceur, avec tendresse, Charles Réal encourageait sa femme. Elle se mordait les lèvres pour ne pas éclater en sanglots. Dans son amour maternel, elle s’était dit : « Au moins, de mes trois fils, un me restera. Henri est trop jeune, il ne peut partir. » Et voilà qu’une fatalité le lui enlevait ; il lui fallait tout donner, son mari, ses enfans, aller au bout du sacrifice. Et cela, à l’heure la plus cruelle, quand se livrait la partie suprême. À voix étouffée, il essayait de trouver des mots d’espoir, de ra-