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venu faire fixer par les bureaux de la Guerre sa destination définitive, et avant de rejoindre l’armée des Vosges, il allait embrasser les siens. Charles avait remercié, refusé. Comme le grand-père, il avait, dans sa religion de la famille, la superstition du toit, gardien des souvenirs et des habitudes, de l’abri tutélaire sous lequel, aux heures de calamité plus qu’à d’autres, il faut se serrer coude à coude, cœur à cœur.

Ils parvenaient enfin à se caser dans un compartiment de seconde bourré de gens et de colis, attendaient une heure, à travers le courant d’air glacé des vasistas sans vitres, que le train, s’ébranlant le long du quai couvert de blessés immobiles, les emportât, transis, accablés, vers un coin de France encore libre, ce Bordeaux reculant, dans les terres meurtries et l’instable avenir, la frontière diminuée de la patrie.


L’après-midi, Gambetta, laissant le gouvernement rouler vers sa destination, reprenait la route de Beaugency. Avec cette souplesse qui s’accommodait aux événemens, avec cette confiance ardente qui l’élevait à leur hauteur, il ne pensait qu’à son plan nouveau. En quatre jours, Chanzy avait su, par une ferme retraite, combattante à Patay, ramener à trente kilomètres en arrière, garder unis le 16e et le 17ecorps, malgré la déplorable panique qui, après les engagemens de Bricy et de Boulay, avait éparpillé les divisions Barry et Maurandy, si démoralisées qu’elles refluaient en désordre jusqu’à Blois. En quatre jours, reformant avec le 21e corps une armée qui devait s’élever à 120 000 hommes et 300 canons, armée composite, d’élémens, d’armes et d’uniformes incohérens, sans autre lien que la patiente et tenace volonté du chef, il s’était établi sur la ligne prescrite, et depuis le 7, cramponné aux positions de Josnes, il résistait victorieusement à l’attaque du grand-duc de Mecklembourg, lancé à sa poursuite par Frédéric-Charles, le lendemain de la prise d’Orléans. On était au troisième jour de la bataille. Depuis soixante-douze heures, les jeunes troupes battues à Loigny, éreintées par des fatigues surhumaines, les marches, les privations, le froid, luttaient avec l’héroïsme de vétérans.

Au delà de Mer, — ne pouvant pousser jusqu’à Beaugency occupé par l’ennemi, — Gambetta descendait de wagon, gagnait en voiture le quartier général de Chanzy à Josnes. La nuit se passa à régler les questions urgentes : complément d’organi-