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pas ? » M. de Joffroy met sa main en abat-jour. « Il y a des uhlans aussi. » À plat ventre, les moblots usent leurs dernières cartouches. Un lignard qui est couché avec eux, appuyé sur ses coudes, pique brusquement du nez, ses mains se crispent sur le chassepot puis se détendent. Une fureur transporte Eugène. Les doigts lui démangent. Il ramasse l’arme, vide la cartouchière, et comme aux tirs de foire, autrefois, sur le mail, avec un plaisir d’enfant fouetté d’un âpre vertige, il charge, épaule, tire. Il ne se rend pas compte qu’il tue. Il accomplit un acte très simple, il fait sans réflexion son devoir.

Les remingtons manquent de cartouches. La culasse de son chassepot ne joue plus. Le clairon grêle sonne : en retraite ! On quitte le bois. La compagnie traverse des champs, des fossés, un village. On s’y bat avec frénésie, dans le parc et le château. Eugène, maintenant presque détaché, contemple ces enragés. Il n’a plus que l’espèce d’irritation sauvage que donnent la fatigue et la faim. Il ne se soucie guère de savoir à présent comment ce village s’appelle. Il s’éloigne de Villepion comme il a fait de Loigny, sans se douter qu’à cette heure, tous deux reçoivent l’immortel baptême, la marque sombre, mais éblouissante. Car il y a des défaites aussi glorieuses que des victoires.

Tandis qu’anéanti, sa fièvre tombée, il gagnait, comme un somnambule, l’étape de hasard où il trouverait, dans la grange inconnue, pleine de cris de blessés, repos et sommeil de bête, le général de Sonis, amenant à marches forcées la poignée d’hommes seule valide du 17e corps, accourait vers le champ de bataille au secours de Chanzy.

Le 16e corps, écrasé dans sa marche en avant par l’armée du grand-duc de Mecklembourg grossie des Bavarois de von der Tann et des renforts de Frédéric-Charles, pliait. La division Maurandy, désorganisée, était jetée sur Terminiers. La division Barry s’arrêtait en déroute au delà de Villepion où Jauréguiberry, seul, se maintenait héroïque, après une résistance acharnée à Loigny. La nuit dans le froid vif venait. C’est alors que le général de Sonis, hier encore colonel de cavalerie à Laghouat, apparaît à la tête des troupes qu’il a pu détacher de son corps, épuisé par une longue marche. Trois brigades et de l’artillerie de réserve entraient en ligne, se débandant presque aussitôt. Il essaye de les entraîner. On refuse de le suivre. Désespéré, comprenant que l’heure du dévouement et de l’exemple suprêmes a sonné, Sonis