Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/497

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
493
LES TRONÇONS DU GLAIVE.

pris, perdu, repris. Ducrot, surexcité, le sang aux joues, éperonne un cheval blanc comme neige ; il galope derrière la ligne des tirailleurs, cible vivante. Mais le feu faiblit, les cartouches manquent. Les éclaireurs Franchetti vont en chercher, les rapportent de Bry dans des sacs sur l’arçon des selles. Le commandant Franchetti est tué ; le feu reprend intense. Ducrot galope toujours. La direction de la bataille ? Il n’y pense pas, il ne voit que le court cercle qui se déplace avec lui, pare au plus pressé, un régiment ici, un bataillon là. La victoire ? Trouer, maintenant c’est fini, c’est impossible. Mais y a-t-il jamais cru ? Reste la mort. Certes il ne la craint pas, il la nargue. Et si elle ne le frappe pas, c’est qu’elle ne veut point de lui. Un autre général galope à sa rencontre. C’est Trochu, sans état-major, suivi de quelques officiers et de deux hommes d’escorte. Vient-il en généralissime ? Non, il s’efface devant Ducrot qu’il aime, — et dont il redoute le caractère entier. La victoire, plus encore que Ducrot, il la considère comme une chimère. Il est le serviteur résigné de Paris, par crainte de la guerre civile et manque de foi dans l’avenir. Paris veut qu’on sorte, on sort. C’est un fataliste que le patriotisme, non l’ambition, retient à son poste. Un autre ferait-il mieux ? Sa présomption l’empêche de le croire. Il vaut surtout pour critiquer, pour raisonner, en juste et beau langage. C’est un esprit méthodique, un homme d’étude, un philosophe, un sage. Bon juge des défauts, mais incapable d’action. Au demeurant l’honneur, l’intégrité, l’intrépidité même. Il encourage les hommes, félicite les officiers. Il vient de Champigny, où les soldats des deux vieux régimens tiennent « comme des teignes. » Il discourt maintenant devant Villiers, paisible comme si les balles ne pleuvaient pas autour de lui. Le jour avance, dans cette effroyable mêlée qu’agite un ressac furieux, où les vagues d’hommes avancent, reculent, s’écrasent en choc de marée. Enfin, les Saxons se replient. Il est une heure. Trochu se dirige vers Bry, suivi de Ducrot soucieux et contraint ; ces harangues l’impatientent. À Bry aussi les Saxons ont cédé. À travers les pans de fumée qui se déchirent et tournoient, sous l’azur lumineux s’étalent les maisons crevées, les rues encombrées de prisonniers, de blessés, de morts, les pentes semées d’armes, de casques, de havresacs, le plateau funèbre où de nouveau s’amoncellent, par tas épais, par files serrées. Saxons, Wurtembergeois, Français. À Bry, la division Bellemare relève les défenseurs épuisés. Sur le