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satisfaction par l’ennemi, relever les blessés, enterrer les morts ?

Tandis que le long du front de bataille sonnait dans les abris le fer des pioches, que les soldats, laissés sans vivres, déterraient de pauvres légumes, mangeaient à moitié cuits, dépecés sur place, des lambeaux de chevaux tués, on se hâtait, sur le plateau d’agonie. Parmi les sillons bruns, l’herbe jaune, un pâle soleil éclairait les traînées et les amas de corps défigurés, les coquelicots des pantalons rouges. Le froid coupant, sous l’azur, annonçait une nuit plus meurtrière encore. Les corvées de lignards et de mobiles, de Wurtembergeois et de Saxons, se regardant sans haine, d’un air triste, ramassaient, ramassaient… Les blessés d’abord ; ils ne repasseraient pas une deuxième nuit ! puis les morts… Dans les fosses s’entassèrent les corps anonymes. La nuit tomba. Il en restait encore.

Et de nouveau douze heures glaciales, la prostration et les souffrances de l’armée vautrée à terre, l’ombre sereine, le silence, — un silence si profond qu’il semblait que toute vie fût en suspens, comme avant l’ouragan. Il était près de sept heures et demie quand, dans la cour de la ferme de Poulangis, Ducrot entendit éclater canonnade et fusillade, au-dessus de Champigny. Il sauta à cheval, galopa sur sa droite, vers la route. Une masse grossissante de voitures, de fantassins et de cavaliers, dans un tourbillon de panique, dévalait à fond de train vers la Marne. Affolés, des centaines d’hommes couraient devant eux, sans voir. La peur rendait le flot irrésistible. Le général et ses officiers, sabre et pistolet au poing, se mirent en travers. Le flot se divisa, s’étala dans la plaine. Des groupes firent halte ; on leur parlait, on les rassurait. Ducrot ordonna de barrer les ponts, appela en toute hâte deux divisions de réserve et, sur la rive droite, en soutien, des bataillons mobilisés de la garde nationale, puis il s’élança aux premières lignes. Il traversait une inextricable confusion de fuyards. Du Four-à-Chaux à la Marne, le front se trouvait presque dégarni. Dans Champigny, surpris, à demi-envahi par deux régimens wurtembergeois, quelques braves tenaient bon, et, à l’abri des maisons, des enclos, des jardins, faisaient tête. La fusillade, dans le village, crépitait avec fureur.

Les Wurtembergeois avaient profité des mouvemens de relève et de la brume. Vers six heures et demie, les troupes montantes s’avançaient ; à leur ignorance habituelle de toutes règles militaires, s’ajoutaient l’engourdissement du réveil, la fatigue des