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tard, qu’ils ne pourraient être prêts à l’heure dite. Une petite flottille portant le matériel de construction devait, remorquée par le vapeur la Persévérance, capitaine de frégate Rieunier, franchir l’arche restée debout du pont de Joinville, en amont duquel les points de passage étaient fixés. Mais, par suite du resserrement du fleuve, où les arches écroulées et toutes sortes de matériaux formaient obstacle, par suite aussi d’une manœuvre antérieure d’abaissement des hausses mobiles d’un barrage en aval, hausses qu’on avait omis de relever, le courant se ruait d’une violence telle que la Persévérance perdit un temps irréparable avant de pouvoir forcer la barre. M. Krantz, l’ingénieur responsable, se persuadait de l’existence d’une crue subite, et sans espoir de remplir sa mission avant le jour, allait faire part au général Ducrot de sa déconvenue. Celui-ci, dont le plan croulait, galope au fort de Rosny où le Gouverneur avait établi son quartier général pour se rapprocher du champ de bataille. De cruelles minutes s’écoulent : désarroi, incertitude. Comment modifier les ordres de mouvement, imprimer à la sortie une autre direction ? L’armée va s’ébranler, le temps manque. Renoncer à l’opération ? Mais une déception pareille, pour les troupes, pour Paris surtout, fanatisé d’attente et d’espoir ! C’est la Révolution ! Trochu et Ducrot, bouleversés, sautent d’une idée à l’autre, prennent le pire parti : laisser faire, suivre le cours des choses. On lancera les ponts la nuit suivante, et le 30, à l’aube, on attaquera. Mais la surprise est éventée. Et tandis que Vinoy, qu’on oublie d’avertir, fait tuer son monde inutilement, l’ennemi emploie ces vingt-quatre heures de répit à se masser sur les plateaux, presque libres la veille, et que demain, hérissés de canons et de fusils, il faudra lui arracher de haute lutte.


Enfin le matin se leva, éclairant d’une lumière paisible les pentes des coteaux, l’S brumeux de la Marne, l’étendue encore endormie du vaste terrain semé de bois et de villages. Le sol, durci par la gelée, était blanc au loin ; les arbres défeuillés se découpaient nettement ; un magnifique soleil illuminait le ciel sans nuage. Soudain les forts retentirent, donnant le signal. Du plateau d’Avron, de Rosny, de Nogent, de la Faisanderie et de Saint-Maur, une volée d’obus s’éleva, pour aller s’abattre, dispersée, inutile, sur la ligne des positions ennemies, tandis que, sortant du bois de Vincennes, les colonnes profondes des quatre