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promène dans les champs infinis de la métempsycose des vies reliées l’une à l’autre, mais l’une à l’autre aveugles, sourdes et muettes. Quand je m’engage pour des existences futures, mon esprit peut-il être la dupe de mon cœur, puisque je ne me rappelle rien de mes existences passées ? Cet individu, dont le résidu de mes actes renferme la semence, cet individu qui sera moi et n’aura jamais conscience d’être mon moi, qu’ai-je à faire de m’en préoccuper ? Quel motif d’intérêt me détournerait des voluptés faciles ? Ainsi raisonnerait l’Européen pour qui sa personne morale est comme une citadelle aux arêtes précises et solidement retranchée. Notre intelligence se plaît à creuser des fossés, élève des barrières, improvise des rempars. Le langage ne trahit-il pas lui-même notre invincible besoin de délimiter et de terminer, quand, voulant exprimer l’infiniment beau, nous disons une beauté achevée ? Une fois barricadés et fortifiés dans notre moi, c’est alors que nous essayons d’en sortir. Il semble que nous n’ayons amoncelé tant d’obstacles que pour nous en rendre le saut plus méritoire. Mais le bouddhisme supprime les frontières. Mon être ne commence ni ne finit dans les limites de ma personne, et l’inconnue que j’appelle mon âme est au fond de tout ce qui vit. Le mot altruisme ne signifie rien.


Insensé qui croyais que je n’étais pas toi !


Je suis toi, et je suis aussi le songe de la pierre, le demi-sommeil du végétal, le souffle de la bête, l’énergie qui se cache sous les mille formes de la nature. Comment sortirais-je de moi ? Je m’étends encore plus loin que ne volent mes désirs. Imaginer des personnalités distinctes, de petits mondes bornés : quelle détestable illusion ! Je participe aux peines et aux plaisirs de l’univers et je n’ai même d’autre existence que d’y participer. J’embrasse tous les êtres en mon être ; et la sympathie n’est que la conscience de cette vérité suprême.

Les Japonais acceptent « ce grand mystère de l’éthique » comme les chrétiens les mystères de leur foi. Leur ancien état social où l’homme s’appliquait expressément à ne point différer des autres hommes, où le code n’admettait ni la propriété personnelle ni le droit de tester, transposait ainsi dans la communauté civile l’unité mystique du bouddhisme. Ne vous étonnez pas qu’ils n’aient conçu ni la liberté, ni même la « charité. » Ce sont des idées individualistes. Ils en appelleront à la douceur, à