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que les mânes d’un soldat héroïque ont reçu de l’avancement ou que l’empereur élève dans la hiérarchie un mort illustré par son fils. J’ai vu des Européens en rire. Riraient-ils du poète qui a dit de ses ancêtres : « Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi ? » Ces Européens n’ont-ils pas chez eux des panthéons ? Ne donnent- ils pas à leurs morts célèbres des promotions publiques en marbre ou en bronze ? C’est la même idée, mais dépouillée de sa force intuitive et refroidie par l’intelligence. Le Japonais, borné aux idées sensibles et pour qui les esprits ne sont pas des abstractions, obéit ingénument à des suggestions primitives dont le verbe de nos grands poètes n’est souvent qu’un écho ressuscité. Tel vers de Lamartine, imprécis comme le premier rythme de l’âme humaine, telle image de Hugo, qui semblerait d’une sibylle ou d’un spirite, seraient à coup sûr je ne dis pas mieux compris, mais plus directement sentis d’un paysan japonais que d’un bourgeois parisien.

Science ou psychologie, nos thèses sur l’hérédité, nos traités sur l’évolution, nos drames et nos romans qui les mettent en tableaux ou en actes, toute notre logique, toute notre éloquence, tout notre art ne valent pas, pour entretenir la religion du passé, le petit autel domestique où les Japonais entrent en commerce avec les morts. Nos théories sont excellentes, et mieux que les peuples d’Extrême-Orient nous connaissons nos humbles origines. On nous explique ce que notre vie plus humaine représente dans les générations antérieures d’efforts accumulés ; notre conscience plus riche, de douleurs, de pensée, de patience et d’amour. On nous apprend la piété envers ceux dont les armes ou la parole élargirent nos frontières et qui. par le seul fait qu’ils exprimèrent l’idéal de notre race, nous incitent à y persévérer. Ce sont là des notions qu’on n’enseigne point aux Japonais. Il les savent ou plutôt ils les sentent à une profondeur que n’atteignent ni l’impulsion des poètes ni la dialectique des philosophes. Leur présent n’a pas rompu, si j’ose dire, le lien ombilical qui l’attache au passé. Patriotisme, courage du soldat, dévouement à la famille, respect inaltérable de la mère qui a porté dans le fruit de ses entrailles quelque chose d’immuable et de divin, toutes ces vertus ne sont que des honneurs dus et rendus aux morts. Les anciens législateurs du Japon qui obligeaient les enfans à payer les dettes de leurs parens ne firent qu’appliquer au civil la loi morale du shintoïsme. Et dans les temps reculés, quand on pouvait se