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égaremens. Elles ne sont ni rudes ni mauvaises, mais fantasques comme les vieux troncs tordus et inoffensives comme les bêtes que nourrit et réchauffe leur terre maternelle. Elles sanctifient le songe obscur de la plante et la force endormie dans la pierre. Leur culte se confond avec celui des dieux et des morts, et ceux-là mêmes qui en sourient n’oseraient y porter la main, émus à la pensée qu’il s’y cache peut-être quelque chose d’inviolable.

Ainsi, tolérans, réfractaires à des dieux exclusifs, détachés en apparence, mais au fond respectueux du mystère où baigne toute notre vie, les Japonais ne poussent pas la croyance jusqu’à la certitude morale, ni l’incrédulité jusqu’à la négation. Ils peuvent s’établir définitivement dans le provisoire, et, en religion comme en politique, fonder leur paix intérieure sur des équivoques. Le shintoïsme et le bouddhisme se partagent leur conscience depuis quinze cents ans et ne l’ont jamais déchirée. On dit que ces deux cultes se complètent. Ils se complètent en effet pour des esprits qui juxtaposent. L’un divinise la nature et ne voit guère en nous que des corps à purifier ; l’autre la résout en une vapeur d’illusions rapides et décevantes, et, sous les vains prestiges de la chair, mortifie les désirs de l’âme. L’un respire l’innocence primitive et la bonté des choses ; l’autre exhale une tristesse sans fin et comme une odeur de cendre. Les Japonais n’ont pas opté ; mais ici leur admirable quiétude dans les idées les plus contradictoires ne les a point desservis. Ils doivent à l’accord paradoxal de ces deux religions tout ce qui donne à leur vie morale une apparence de complexité, à leur intelligence superficielle des instans de profondeur. Ils lui doivent leur perpétuel passage de l’extrême simplicité à la suprême délicatesse et leur mysticisme ingénu, et leur naturalisme mélancolique, et leurs rencontres terre à terre avec le sublime. Vous avez vu ces larges eaux dormantes qu’un enfant traverserait sans se mouiller les genoux. Elles seraient limpides si, plus profond, leur lit de pierre et d’herbes n’en colorait et n’en chargeait la transparence. Et cependant, au coucher du jour, quand la splendeur qui annonce les ténèbres enflamme leur miroir, ces légères nappes d’eau nous apparaissent comme des abîmes. L’âme religieuse du Japon s’étend et se perd dans les sables. Le shintoïsme lui a donné sa couleur qui est celle de la terre, et des rocs, et des plantes. Et le bouddhisme a jeté sur elle des reflets atténués de ce vaste incendie où sa pensée consume les mondes.