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sont, ou plutôt ils sont l’un ou l’autre et les deux ensemble suivant l’heure et l’occasion. Les fidèles semblent moins attachés aux dieux qu’à la demeure des dieux. Un temple, pour changer de patron, ne change point de clientèle. Le bouddhique Amida y trônait hier ; aujourd’hui le miroir shintoïste y reflète la divinité du Soleil ; mais les mêmes familiers y viennent ronronner leurs prières et tirer sur la cloche. D’ailleurs les Japonais en usent à leur aise avec les immortels. Leur dévotion ne s’embarrasse point des longues formules cérémonieuses de la civilité humaine. Ils expédient leurs hommages. Depuis qu’ils nous ont emprunté l’usage des cartes de visite, on en trouve partout, devant les tabernacles, aux pieds des idoles et jusque sur les tombes fameuses. Un Japonais bien élevé corne sa carte pour le seigneur Bouddha, le dieu Hachiman ou les âmes des Quarante-Sept Rônins. D’un avis presque unanime et que tant de détails paraissent justifier, les Japonais indifférens et courtois, ironiques et superstitieux, accordent à leurs divinités d’autant plus de place sur la terre qu’elles en tiennent moins dans leur pensée. Ils ne leur marchandent ni les jardins, ni les eaux, ni les collines, ni les forêts, et leur achètent par ces nombreux bénéfices le droit de ne point se préoccuper d’elles. Leur doux paganisme nous ramène aux jours anciens où les philosophes sacrifiaient en souriant des coqs à Esculape.

La thèse est amusante et spécieuse. Je crains seulement que ceux qui les jugent ainsi ne se laissent abuser par les apparences et ne rapportent tout à leurs idées occidentales. Plus j’ai fréquenté d’hommes sous des ciels divers, plus je me suis persuadé que souvent leur manière de comprendre et d’honorer l’inconnaissable créait toute leur différence. Ni les rudes passions qui réveillent en nous l’animal primitif, ni les petits intérêts sociaux ne varient d’un continent à l’autre. Mais sitôt qu’on pénètre dans la vie intérieure d’un peuple, on la sent éclairée et comme échauffée d’un rayonnement mystérieux, et nos yeux, qui ne sont point habitués à cette lumière, en distinguent mal les nuances et les valeurs. Je ne me suis jamais senti l’âme plus chrétienne que du jour où j’ai vécu parmi des bouddhistes. Tout est christianisé en nous, même notre indifférence, même, si j’ose dire, notre irréligion. Nos sceptiques ne s’apparient point avec les leurs ; nos païens ne ressemblent pas à leurs impies.

Croyans ou incrédules, si la plupart des Européens que j’ai