Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/37

Cette page a été validée par deux contributeurs.
33
LES TRONÇONS DU GLAIVE.

épongeant les bois au pétrole ; ils mettent le feu avec soin, contraignent, pistolet sous la gorge, des habitans à enflammer leurs propres maisons. Ils allument la paillasse d’une paralytique, ils tuent un vieillard et le jettent dans le brasier. Deux cent trente-cinq maisons sont calcinées ; la lueur est telle qu’elle rougeoie sur dix lieues. Et, lorsqu’ils s’en vont, après avoir frappé une contribution de 200 000 francs, et envoyé jusqu’à paiement complet quatre-vingt-seize otages au fond de la Poméranie, on trouve derrière eux le campement bestial d’une horde : des planchers jonchés d’os énormes et de viandes crues, des vêtemens de femme lacérés, salis, les portraits et les glaces troués de balles, partout des vomissemens, et sur la Grande Place des milliers de bouteilles vides et cassées.

Charles Réal s’écria :

— Raison de plus ! La guerre au couteau, puisque nous avons affaire à des sauvages.

— Et ce qui est pis, reprit Poncet, à des sauvages policés, agissant avec méthode. Ils refusent de traiter en soldats nos francs-tireurs, nos paysans. Ont-ils donc oublié leur propre exemple, leur levée en masse de 1813, les ordres de leur roi de ne pas revêtir l’uniforme et de nous courir sus ? Ils déclaraient ne faire la guerre qu’à l’Empereur ! Non, non, ils ont levé le masque. Ce qu’ils font, c’est une guerre de race ; ce qu’ils veulent, c’est l’anéantissement de la France !

Un souffle grave passa. Muets, les Réal unifiaient leur âme au destin de la patrie. Les visages montraient l’émotion intérieure, révoltée chez les hommes, douloureuse chez les femmes. Marceline et le grand-père revoyaient les heures cruelles de la première invasion. Mme  Réal ne songeait qu’à ses fils ; Eugène et Marie jouissaient avec désespoir des minutes si brèves.

Une rumeur, un bruit de voix croissant, des pas dans le jardin se firent alors entendre. Il y eut un instant de surprise ; les domestiques étonnés, laissant là leur dessert, se rapprochèrent des portes-fenêtres. Jean Réal commanda d’ouvrir. On criait : au feu ! Une clarté confuse emplissait la nuit noire. Tout le monde se leva, désertant brusquement la table en désordre ; des chaises tombèrent ; on envahit le perron. Sur la terrasse, le groupe des paysans mêlés aux serviteurs du château considéraient, avec des exclamations étouffées, l’horizon rouge. On eût dit la réverbération d’un immense incendie. Lentement la lumière montait,