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du tout nécessaire à la continuité de ces traditions que chacun d’eux se préfère constamment ou systématiquement aux autres ? qu’au contraire il est essentiel à cette continuité de savoir comment se sont modifiées ces traditions elles-mêmes ? et qu’enfin continuité n’est pas synonyme d’immobilité, mais plutôt de mouvement ?

Aussi bien, et puisque j’ai touché ce point, en profiterai-je pour faire une observation qui ne s’applique pas seulement aux choses de la littérature, mais à d’autres encore, et cette observation, c’est qu’il y a deux sortes d’unité. Il y a, si je puis ainsi dire, une unité tout arithmétique, une unité de répétition, dont toutes les fractions sont égales ou identiques à elles-mêmes, et il y a une unité organique, une unité de variété, dont l’harmonie résulte de la différenciation même des parties qui la constituent. C’est du moins ce que nous enseigne la science naturelle, et là même est le point de distinction de l’organique et de l’inorganisé. S’il existe une « littérature européenne, » ce ne peut être qu’en ce second sens ; et, supposé qu’elle soit encore à l’état inorganique, on ne la constituera donc qu’à condition de l’organiser. Mais on ne l’organisera que dans la mesure même où on en différenciera les élémens successifs, et on ne les différenciera qu’à mesure qu’on les définira par des caractères plus précis, qui exprimeront le fond même des choses, et qui, dans l’espèce, plus ils seront « nationaux » plus il y aura de chances pour qu’ils soient vraiment les plus profonds ou les plus essentiels. J’irai plus loin encore ! et je dis que plus ils seront « nationaux, » plus ils seront « européens, » si « la littérature européenne » n’est faite que de la diversité des formes que les exigences des génies nationaux ont imposées successivement ou simultanément à une matière commune ; s’il est impossible, en dehors de la diversité des formes, d’en concevoir seulement l’idée ; et si, par conséquent, sa notion s’enrichit tous les jours de ce qui donne à ces grands organismes qu’on appelle des nations, une conscience plus claire, plus énergique, et plus tenace de leur personnalité.


FERDINAND BRUNETIERE.