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si je ne disais, en terminant, quelques mots au moins des récens obstacles où semblent s’être heurtées chez nous les recherches de littérature comparée. Je n’ai parlé que de ceux qui les avaient retardées dans le passé : ceux dont je parle maintenant sont ceux qui les entravent dans le présent. On craint donc, premièrement, que l’effort qu’il nous faudra faire, nous Français, je suppose, pour acquérir de Dante ou de Shakspeare une intelligence aussi complète que possible, — analogue ou du moins voisine de celle qu’en peuvent avoir des Anglais ou des Italiens, — n’abolisse, n’émousse, ne pervertisse en nous ce sens aigu de la forme, laquelle, en littérature, n’est effectivement rien si elle n’est nationale ; et on craint, en second lieu, qu’à promener ainsi de littérature en littérature, d’Italie en Espagne, d’Angleterre en Allemagne, une curiosité de dilettante, nous ne l’y égarions, et nous n’y perdions la conscience de notre génie national. Je citais récemment ici même le vieux dicton anglais : Whoever speaks two langnages, is a rascal ; et, dans sa grossièreté, je tâchais de démêler ce qu’il enferme très certainement de vérité profonde. On craint semblablement qu’en matière de littérature, la préoccupation de tout comprendre n’aboutisse à nous rendre incapables de rien sentir un peu profondément ; et que de nous placer avec trop de complaisance au point de vue européen, ce ne soit compromettre ce qu’il y a en chacun de nous de plus français ou de plus allemand, de plus anglais ou de plus italien.

Je n’éprouve, pour ma part, ni l’une ni l’autre de ces craintes ; et, au contraire, pour commencer par le premier point, j’attends du développement des recherches de « littérature comparée » une double correction ou rectification de la fausse idée que l’on se fait généralement en critique de ces deux choses capitales : le style et l’invention.

On connaît les vers de Musset :


Il faut être ignorant comme un maître d’école
Pour se flatter de dire une seule parole
Que quelqu’un, ici bas, n’ait pas dite avant nous.
C’est imiter quelqu’un que de planter des choux ;


et si peut-être on soupçonnait Musset, en les écrivant, d’avoir voulu plaider sa propre cause, un philosophe, l’Américain Emerson, a dit à peu près la même chose, et même en l’exagérant.