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l’avoir défini par ses caractères en quelque sorte les plus anglais, qui sont connus, dépouillons l’en. Il nous restera des fictions qui ont toutes pour point de départ l’imitation de la vie commune, et dont la reproduction des mœurs contemporaines est évidemment le principal objet. Ces fictions se proposent encore de nous émouvoir par la diversité des combinaisons du hasard ou des jeux de la fortune : sous l’apparente uniformité de la vie, nous y apprenons en combien de manières une destinée humaine peut différer d’une autre. Elles donnent d’ailleurs satisfaction à ce goût de l’aventure qui est l’origine de tous les contes. Et la signification morale en est plus ou moins déclarée, mais elles sont toutes, comme qui dirait des espèces de leçons de choses, un conseil de faire ou de ne pas faire, une invitation à imiter nous-mêmes Paméla, Clarisse et Grandisson. Mais, dépouillées ainsi de ce qu’elles ont de proprement anglais, n’y perdent-elles pas, en même temps que de leur saveur, quelque chose de leur nouveauté ? Et, en effet, dans leur généralité, tous ces caractères n’appartiennent guère moins qu’aux romans de Richardson, à ceux de l’abbé Prévost, de Marivaux, de Lesage lui-même. Il nous faut donc passer la Manche, et chercher, dans le roman français de la première moitié du XVIIIe siècle, les origines prochaines du roman anglais.

Qu’on le remarque bien à ce propos : nous laissons entièrement de côté la question de savoir si Smollett a imité Lesage ou si Richardson, en sa Paméla, ne s’est pas peut-être inspiré de la Marianne de Marivaux. Elle a son intérêt, mais elle est secondaire ; elle ne regarde que les biographes de Marivaux et de Richardson. Nous nous bornons à constater l’existence d’un courant intellectuel et moral dont l’influence, avant de se faire sentir en Angleterre, s’est exercée en France. Nous disons qu’un peu avant que Richardson ou Fielding ne s’en avisât, des aventures de la vie commune avaient été contées en français par Prévost, par Marivaux, par Lesage, et, comme telles, élevées de parti pris, avec intention, à la dignité des aventures tragiques des rois ou des grands de ce monde. Cette intention très nette est surtout évidente dans les romans de l’abbé Prévost : Cleveland, le Doyen de Killerine, L’Histoire d’une Grecque de qualité ; sa matière, c’est les aventures des Bérénice et des Roxane qui n’appartiennent pas à l’histoire, les Roxane de la bourgeoisie, les Bérénice de campagne. Tandis que l’auteur de Gil Blas, en la francisant, « européanisait, »