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en ce qu’ils ont d’essentiel et de philosophique, roulent pour la plupart sur des cas de conscience. Le Cid est un cas de conscience ; Hamlet est un cas de conscience ; Hernani est un cas de conscience. Dira-t-on là-dessus que l’on ne voit pas bien ce que Shakspeare ou Ben Jonson doivent à l’Espagne, leur théâtre étant antérieur à celui de Calderon et de Lope de Vega, et que, sans doute, on ne saurait nier qu’ils aient fait du « théâtre ? » Mais Sénèque était de Cordoue ! et si cette réponse a un peu de l’air d’une mauvaise plaisanterie, je ne sais pas la raison de la chose, mais je constate que le drame anglais du XVIe siècle n’a pas franchi la Manche, et le théâtre n’est devenu vraiment européen que par l’intermédiaire du génie espagnol.

Cette littérature espagnole avait toutefois un grand défaut, parmi toutes ses qualités, et le défaut même qui aux environs de 1650 pouvait et devait être le plus grand obstacle à sa diffusion. Elle était trop « particulariste ; » et le goût de terroir en était trop prononcé. On ne pouvait, sauf Don Quichotte, rien adapter d’espagnol aux exigences de l’esprit européen, sans modifier profondément ce qu’on en adaptait. Elle avait quelque chose aussi de trop indépendant, je veux dire de trop affranchi de la tradition de cette antiquité qui demeurait toujours la maîtresse des esprits. N’est-il pas permis d’ajouter que, sans être naturaliste, — et il faut même dire : au contraire ! — elle était souvent un peu dure, ou un peu crue ? Ce caractère est celui de quelques-uns des plus grands peintres de l’Espagne. Et pour toutes ces raisons, comme à mesure que l’étoile de l’Espagne pâlissait, la fortune de la France grandissait tous les jours, la littérature française, à son tour, devenait l’inspiratrice ou la régulatrice de la littérature européenne. C’était aux environs de 1660, et son influence allait durer un peu moins de cent ans.

J’ai tâché de montrer ailleurs ce qui l’avait fondée. Il y avait alors une cinquantaine d’années que la littérature française, presque dans toutes les directions, tendait, par le moyen de l’observation psychologique et morale, à la gloire de l’universalité. Ni Ronsard ni Rabelais n’y avaient peut-être songé, mais l’auteur des Essais s’était proposé de retrouver « cette forme de l’humaine condition que chacun porte en soi ; » et, que l’on ne puisse nier la subtile et pénétrante action de son livre, Pascal et Bossuet, Molière et La Fontaine, La Rochefoucauld et La Bruyère nous en sont d’assez sûrs garans. Les critiques, les précieuses, les grammairiens,