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c’est bien plus et surtout Goethe lui-même, Richardson et Racine. Iphigénie, Clarisse, Marguerite..., eût-on dit volontiers, que nous importent ces créatures, toutes personnes d’ailleurs fictives, non existantes ? et quel besoin de les comparer entre elles ou avec d’autres ? Mais de savoir quelle espèce d’hommes furent un Wolfgang Gœthe, un Samuel Richardson ou un Jean Racine ; ce que l’on retrouve d’eux dans leur œuvre ; l’involontaire confession qu’ils nous y ont sans doute laissée de leurs goûts, de leur conception de l’homme et de la vie ; la trace et le ressouvenir de leurs petites histoires de femmes, voilà ce qui enrichit vraiment la connaissance de l’humanité. Et on ne réfléchissait pas qu’à ce compte, la plus médiocre rapsodie, la plus indécente, — les Mémoires de Casanova ou le Monsieur Nicolas de Restif de la Rretonne, — iraient de pair avec les chefs-d’œuvre du roman ou de la poésie ; que le talent ou le génie ne seraient vraiment que des anomalies ou des monstres, des cas pathologiques, dans la nature et dans l’histoire, s’ils ne servaient qu’à singulariser ceux qui en sont affligés ; et qu’enfin leur singularité même ou leur originalité ne saurait se définir que par rapport à la banalité antérieure ou ambiante. Pour sentir toute l’originalité de Racine, il n’y en a qu’un moyen, qui est de le comparer à quelque autre, et la raison en est que lui-même n’est vraiment lui, quel qu’il soit, ni vraiment quelqu’un, ni vraiment Jean, que dans la mesure où il « diffère » de Pierre et de Thomas, de François et de Louis, de Prosper et d’Antoine... C’est ce qu’il faudra bien que l’on finisse par comprendre.

Nous ajouterons là-dessus que si l’un et l’autre préjugé s’excusaient, ou se justifiaient, dans le temps que toute comparaison ne pouvait guère aboutir qu’à des généralisations prématurées, vagues et arbitraires, ce temps semble aujourd’hui passé ? A vrai dire, et en dépit de tant de motifs qui eussent dû les rendre inséparables l’une de l’autre, la critique et l’histoire n’ont fait alliance que de nos jours. Au siècle dernier, quand les savans Bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur jetèrent les fondemens et publièrent les premiers volumes de l’Histoire littéraire de la France, on se rappelle peut-être de quelles plaisanteries le « goût » et la « critique » les assaillirent par la plume de Voltaire. Classique ou romantique, la critique de notre siècle n’est demeurée que trop fidèle, jusqu’aux environs de 1860, à l’esprit de ce grand homme, et je pourrais citer des Histoires de la littérature