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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

quand les verres furent pleins, on trinqua à la santé des mariés, à la santé de la France. Les tables étaient couvertes de viandes, de gâteaux et de fruits ; les Réal et le maire s’éloignèrent, souhaitant bon appétit.

Ils sortaient de la cour, Marie poussa un cri. Surgi devant elle, un être hirsute gambadait, avec une grimace effroyable. Ricanant, il répétait, un doigt tendu : « les Prussiens ! » — C’est l’Innocent, fit Eugène, en rassurant sa femme d’une pression de bras, tandis que Pacaut écartait l’homme, une espèce de fou inoffensif, vivant de la charité publique. N’importe, Marie en conservait une impression pénible.

Une demi-heure après, dans la vaste salle à manger étincelante de bougies, autour de la nappe ornée des dernières roses de l’automne, de lourds surtouts d’argenterie et de monumentaux plats froids, les vingt-deux convives étaient attablés. Les potages desservis, le vieux Germain, tout ragaillardi, — il se rappelait le mariage de M. Charles ! — versait un porto sec, dont la solennité de sa main tremblante et le conseil respectueux de sa voix soulignaient la valeur.

Grand’mère Marceline tournait d’un côté, puis de l’autre, son regard joyeux ; ayant à sa droite le curé, à sa gauche le maire, elle surveillait avec une sérénité souriante l’assemblée : en face d’elle, son vieux Jean, à l’un des bouts, Eugène et Marie qu’ils n’avaient pas voulu séparer, à l’autre, le coin déjà bruyant des petits-enfans ; puis, répartis selon les préséances, les témoins, son gendre Du Breuil, ses cousins de Nairve, Poncet près de la comtesse de la Mûre, ses fils, sa bru. D’une oreille distraite, elle écoutait le murmure des conversations, si vieille, si blasée par sa longue vie, que ce terrible et inévitable sujet de la guerre, où malgré soi on revenait toujours, ne la troublait pas plus que l’affairement de Germain lançant, d’un regard de chef d’armée, deux domestiques et trois servantes portant saumons magnifiques et saucières.

M. Brémont, regardant avec bienveillance le plat qui allait lui arriver, disait à Mme  Poncet :

— Je compte beaucoup sur M. Thiers. Il a rapporté de son voyage les sympathies de l’Europe. On affirme que, muni d’un sauf-conduit, il va se rendre à Paris, puis à Versailles, pour conférer d’une paix possible avec Bismarck. C’est un fin négociateur.