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pleines, 60 centimes la pièce. Rue Croix-des-Petits-Champs, on en confectionnait des pâtés.

— Qui est-ce qui nous aurait dit, il y a un an, dit M. Delourmel, qu’avec des trous remplis de glucose, nous essaierions d’attirer les rats des carrières, des égouts et des caves, afin d’en faire notre régal ?

— Pouah ! fit Mme  Delourmel qui était, comme tant d’autres, partagée entre le dégoût et la faim.

Thévenat, avec une pointe d’ironie, insinua :

— Mais voyons, chère madame, de quoi vous plaignez-vous ? Avouez que nos ressources sont infinies. Il y a plus de vingt millions de rats dans nos sous-sols. Sans aller jusqu’à l’osséine, qu’un chimiste féroce propose d’extraire des ossemens des catacombes, celle qu’on tire des os des animaux tués dans Paris fournit un potage excellent.

— La soupe aux boutons de guêtre ! jeta Martial.

Des rires accueillaient la plaisanterie. Si dures que parussent les privations, tous les supportaient de bon cœur. Le gai courage de Paris, même aux jours les plus noirs, se traduisait en blague. Si facile, si médiocre qu’elle fût d’habitude, la blague, dans un tel moment, c’était de la vaillance, de la résignation, du sacrifice. Âme légère de la Ville, capable d’endurer une grande souffrance et d’en sourire. Ce Paris frivole, où l’Europe n’était accoutumée de voir qu’un bazar de plaisirs, s’était retrempé dans le malheur comme dans une source lustrale. Paris ne tiendrait pas quinze jours, avait-on dit, Paris tenait depuis deux mois et demi. Les femmes, qu’on prétendait si futiles, montraient une ténacité stoïque, une admirable simplicité de dévouement, elles sur qui pesaient les charges chaque jour plus lourdes de la vie.

La voix de M. Delourmel s’éleva :

— J’assistais, il y a quatre jours, à la matinée du Théâtre-Français pour l’œuvre de secours aux victimes de la guerre. Un acte d’Hernani, de Lucrèce Borgia, des pièces des Châtimens. On met Victor Hugo à toutes les sauces. Aujourd’hui les blessés, hier les canons.

On parla de la souscription toujours ouverte, de la voiture municipale, annoncée dans les rues à son de clochette et recueillant au passage tous les débris d’airain ou de cuivre pour la fonte. Thévenat raconta sa visite à l’usine Cail, la lave ardente coulée dans le moule d’où elle sortait canon, la curiosité des