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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

nutes me semblent des siècles. D’ici je ne vois rien. Le drapeau de Genève flotte pour indiquer l’ambulance. Personne encore ; tout à l’heure nous ne saurons où donner de la tête. Ce bruit est horripilant. Midi. Du monde sur la route, une charrette, des brancards… Ils arrivent !


30 novembre. Corbie.

Depuis trois jours, je vis double. Les blessés à soigner, les morts… Et mon petit monde ! Les nôtres ont battu en retraite, les Allemands sont maîtres d’Amiens ; craignons de les voir apparaître à chaque instant. Premier combat qui fait honneur à nos formations improvisées. Le général Farre, avec des troupes sans expérience, sans cohésion, a tenu en échec les vainqueurs de Gravelotte, s’éloigne librement. Cette attitude de la jeune armée du Nord console un peu de la perte d’Amiens et de sa citadelle, dont le brave commandant, Vogel, a été tué.

Pour combien de temps suis-je à Corbie ? Quand pourrai-je rejoindre ? Mes malades dorment. Je viens de dîner d’un peu de soupe et d’un morceau de fromage. Une méchante bougie tremblote sur les murs. C’est effrayant ces rafales qui, à l’improviste, remplissent les premiers villages venus de blessés et de cadavres. Au début il y en avait trop, j’étais sur les dents. À présent, seize évacués, huit décédés, on voit clair. J’en ai trois qui n’iront pas loin.

Moi qui me croyais blasé ! J’ai vu jusqu’ici toutes les formes de la mort : celle qui vide les berceaux, celle qui vient à la fin de la vie et vous emporte comme tombent la feuille sèche et le fruit mûr, celle qui entre à pas inattendus et vous assassine dans le dos, celle qui s’étiole dans les lits d’hôpital ou saigne sur les tables de dissection. Mais cette boucherie, détruisant tant d’êtres qui n’étaient pas encore marqués du signe, toutes ces chairs foudroyées, déchirées, tailladées… J’entends dans la maison en face les coups rythmés d’un menuisier qui cloue en hâte des bières ; depuis trois jours le marteau frappe sans s’arrêter ; je pense aux parens qui ne savent pas, à leurs songes anxieux où vivent encore ceux qui sont sous terre. Je songe à tous les miens. Quels mauvais sommeils ont mes blessés ! Le marteau du menuisier cloue toujours.