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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

seils et les récriminations de d’Aurelles, proposant enfin de bouger, Freycinet s’entêtait au mouvement prescrit. C’était pour l’exécuter qu’après les engagemens de Mézières et de Ladon, le 18e corps par la droite et le 20e corps de front se portaient sur la petite ville de Beaune-la-Rolande.

À huit heures, le général Crouzat donnait l’ordre d’ouvrir le feu. Le commandant de l’artillerie, un colonel à figure énergique et maigre, trente-quatre ans à peine, disposait lui-même, au nord de Saint-Loup, la batterie de 12 d’où le premier coup de canon allait partir. Il portait l’uniforme de commandant de l’artillerie de la Garde Impériale, sous lequel il était sorti de Metz, franchissant en plein jour les lignes allemandes à cheval, après avoir dispersé une patrouille de uhlans. Le galon neuf ajouté aux quatre anciens donnait à Jacques d’Avol un prestige de jeune chef, entreprenant et résolu.

En avant de son état-major, il indiquait au capitaine de la batterie un emplacement meilleur pour l’une des pièces. Inspectant d’un regard canons et servans prêts à la manœuvre, les officiers à leur poste, la ligne des caissons en arrière, il sourit. Une cruauté joyeuse éclairait son visage tendu ; on devinait qu’il exultait de bonheur devant cette minute fiévreusement souhaitée. Les longues humiliations dans la boue de Metz, la rage de voir inutilisées, perdues pour la France et livrées à l’Allemand, ces deux magnifiques batteries de la Garde si patiemment dressées, qui le jour de Rezonville avaient pourtant su cracher leur mitraille, la joie d’être libre, la fierté de retrouver ces mêmes troupes de Frédéric-Charles, la rage de la défaite et l’espoir exaspéré de la revanche, tout cela se concentrait dans une jouissance orgueilleuse, si intense qu’elle était prête d’éclater en rire ou en sanglots. Il tira sa montre, vérifia de nouveau, de sa main en abat-jour, le champ de tir. Le chagrin de canonner une ville française s’évanouissait pour lui dans l’âpre volupté de frapper d’abord ces taches remuantes et noires, cette fourmilière envahissante de l’ennemi.

D’une voix dure, il jeta : — Allez ! On entendit : « Première pièce, feu ! » Un éclair rouge, une explosion qui fit se cabrer les chevaux, l’acre odeur de la poudre. « Seconde pièce, feu ! » À ce signal, la première division débouchait de Boiscommun, précédée de ses tirailleurs. La fusillade crépita, les canons tonnaient. Le colonel d’Avol fit pivoter sa jument, et, les oreilles