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appel d’un camarade, d’un frère, son bourreau peut-être ?… L’idée que, soldat, il eût pu être tout à l’heure de ceux qui brûleraient leur cartouche contre un Français, qu’officier il pouvait être celui qui, d’un mouvement de sabre, ordonnerait le feu, le révulsait jusqu’aux moelles…

Comme au matin de Coulmiers, l’aube le trouva hors de sa tente. Mais cette fois le jour avait beau grandir, aucune clarté ne se faisait en lui ; il n’était que doute et ténèbres. Il vit les hommes se lever, procéder, mornes, à leurs habitudes. À la pâleur de M. de Joffroy, dont, par une sorte de pudeur, il évita d’aller serrer la main, il comprit que la nuit avait été aussi cruelle pour lui. La lenteur avec laquelle la section se préparait, le rassemblement, l’inspection lui furent autant de supplices. Il n’osait regarder ses hommes. Maintenant, par une impatience qu’il se reprochait, il souhaitait, tant l’attente lui était odieuse, que la chose fût faite. Il avait, avec un soulagement infini, appris que le premier bataillon était chargé de la besogne. Clairons sonnans, un régiment de marche, un bataillon de chasseurs longeaient le front de bandière ; il fallait, pour la solennité de la leçon, que la brigade fût réunie. Dans un vaste champ voisin de la ferme, les troupes étaient formées sur trois côtés d’un carré. À l’un des bouts, Eugène, en avant de sa section, regardait le centre vide, un groupe d’officiers autour du général à cheval. Près d’eux, sur un rang, les douze hommes du peloton funèbre. Il entendit un bruit de voiture ; elle s’arrêta. Entre deux gendarmes, Pirou descendit : un frémissement courut parmi ses camarades. Eugène, figé, vit passer devant lui le mobile. Pirou, dont les traits ravagés criaient une révolte contre la fatalité, lui jeta un regard de haine. Eugène en souffrit, se rappelant la façon dont le malheureux, avant la catastrophe, lui avait souri ; évidemment n’y comprenait rien ; et lui-même, à cette minute, comprenait-il davantage ? Dans le carré, Pirou, entre ses gardiens, suivi du médecin-major et de l’aumônier, s’éloignait, diminuait. Visible de tous les points, le colonel commandant les troupes éleva son sabre : « Portez vos armes ! « Du même geste les trois côtés du carré obéirent, dans le scintillement simultané des cinq mille fusils. D’un seul mouvement, les bras gauches retombèrent, dociles à cette discipline pour laquelle un homme allait mourir. La voix lointaine, impersonnelle, reprit : « Tambours, ouvrez le ban ! » Un roulement lugubre, suivi d’un silence plus lugubre