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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

devenait un outrage mortel ! La discipline était atteinte. Il fallait du sang pour l’exemple… Maintenant c’était la cour martiale terrifiante à force de simplicité. Une grange vide, une table, les cinq juges sur des chaises de paille ; en face, debout, l’accusé. Eugène entrait, commençait sa déposition. Pendant qu’il parlait, essayant, comme M. de Joffroy, d’atténuer la scène, il épiait anxieusement le président, un vieux chef de bataillon impassible, les assesseurs, deux capitaines, un lieutenant et, ainsi que l’exigeait le décret, un sergent de la compagnie. C’était Seurat qui, gonflé d’importance, écoutait seul avec intérêt. Un des capitaines dessinait d’un air absorbé, l’autre s’agitait comme s’il avait hâte de voir la séance levée ; le lieutenant, déguisant un bâillement, tourmentait sa moustache. Et Pirou ! Cette figure contractée, où le désir de vivre luttait avec la crainte, cette révolte de l’individu jeune contre une loi sauvage, ce clin d’œil gouailleur qui revenait comme un tic ! Eugène emportait un regard de bête traquée, reconnaissante pourtant. Avec M. de Joffroy, il revenait de Saint-Péravi, siège du quartier général et de la prévôté. Échangeant leurs réflexions, ils attendaient le retour de Seurat. La compagnie, assemblée autour des tentes, chuchotait avec animation. On vit venir le sergent, grave.

— Eh bien ? demanda le capitaine d’vme voix mal assurée.

— La mort.

Ces mots faisaient courir un souffle, le murmure tombait, dans un silence. Brusquement M. de Joffroy avait regagné sa tente. Il n’était pas venu dîner. Eugène, se retournant dans la paille, fixait son attention sur la toile de la tente qu’un vent secouait. Nuit d’encre. Qu’elle s’abrégeât pour lui, ne finît jamais pour Pirou. Avait-il des parens, une amie ? Avec une angoisse que plus d’un partageait à cette heure, Eugène s’effara : pourvu que le peloton d’exécution ne fut pas désigné dans la compagnie ; que lui-même… Et Seurat, dormait-il après avoir prononcé les mots meurtriers ? Sa voix n’avait-elle pas tremblé, en assumant une telle responsabilité ? Sans doute les circonstances, l’usage la lui avaient imposée. L’armée, comme toute société, plus encore, ne peut subsister sans une règle rigoureuse, l’observation d’un servage étroit. Existait-il pourtant au monde un plus dur devoir ? Du jour au lendemain, pour une peccadille que tant d’autres commettaient impunément, pour une des résultantes infimes de cette œuvre de brutalité et de carnage, devenir le juge sans