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injectés, eut un éclair d’hésitation, mais l’ivresse fut la plus forte ; avec une mauvaise figure butée, il se cramponnait aux branchages. M. de Joffroy, que l’irritation gagnait, tira de toutes ses forces. Seconde tragique, puis le geste irrémédiable : Pirou, du plat de la main, bousculait le capitaine.

— Halte ! criait une voix. On entendit l’arrêt, le choc sourd des armes reposées. Eugène, très pâle, embrassa d’un regard la compagnie immobile, la tristesse sévère des officiers d’état-major, M. de Joffroy pourpre, Pirou livide, à demi dégrisé par le silence terrible.

— Arrêtez cet homme, dit l’un des deux cavaliers. Un caporal saisissait l’ivrogne qui se laissa faire. Les visages montraient clairement l’émotion, l’inflexible sentence. — En avant, marche ! commanda la voix. Les officiers d’état-major, après un colloque rapide, les noms relevés sur un calepin, s’éloignaient. Le paysan rentrait chez lui, satisfait, son fagot serré dans ses bras, derrière la femme qui ricanait.

Lentement, sans oser se regarder, sans échanger un mot, Eugène et M. de Joffroy revenaient au camp. Le crépuscule baignait la plaine d’une humidité vaporeuse ; au loin tout était silencieux et recueilli. La frange de feu des nuages avait disparu ; l’étendue des prés couverts d’eau s’estompait dans l’air gris ; les colchiques mauves s’étaient refermés. De l’ombre s’éleva des sillons : les haies des talus, les arbres bas devenaient noirs.

La journée qui suivit fut pour Eugène très douloureuse. Il en revoyait les détails dans l’interminable nuit qui précéda l’exécution. Son témoignage devant la cour martiale, les visions obsédantes de la veille le hantaient. Devant lui se dressait Pirou, près du feu de bois vert, à côté du cuisinier épluchant un oignon ; la soupe cuisait dans la marmite noircie. Il entendait la voix avinée, blagueuse de l’ouvrier. L’après-midi encore, il l’avait remarqué devant sa tente recousant un bouton. Pirou lui avait souri, méditant déjà son exploit. Maudite promenade ! quel besoin avaient-ils de sortir avant le dîner, de se diriger vers cette ferme ! Le drame se précipitait : les cris perçans de la femme, ce misérable bois mort tiraillé aux mains du vieux, de Pirou, du capitaine, l’arrivée malencontreuse des témoins, et puis le geste fatal, le mouvement sans méchanceté de l’ivrogne défendant sa conquête, cette impulsion inoffensive, moins qu’une injure, moins que rien. Et par une convention barbare, cela