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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

queue, et quand on rentre, quelle faim de loup, quel plaisir de retrouver sa femme et les moutards autour de la soupe fumante !

Eugène, lui, contemplait de la terrasse les prairies en pente de Charmont, la brume qui flotte au-dessus de la Loire. Il s’en allait avec Marie ; elle était emmitouflée dans une capeline, tout contre son épaule. Les brindilles sèches craquaient sous leurs pieds, la douceur du soir descendait dans leur cœur.

Une voix avinée, des cris de colère les surprirent.

— Cela vient de la ferme, dit M. de Joffroy. Ils pressèrent le pas. La dispute s’échauffait, avec des glapissemens aigus de femme. Ils débouchèrent sur une grand’route que longeaient les bâtimens. Devant la porte cochère, un rassemblement se démenait. À la vue des officiers, plusieurs soldats détalèrent. Il n’en resta qu’un, aux prises avec un vieillard en tricot. Ils tentaient de s’arracher un fagot de bois sec. Le képi blanc du moblot dodelinait aux secousses, tandis qu’écumant de rage, le paysan suffoquait : — Voleur ! Brigand ! La femme, une bique jaune, bramait à fendre l’âme. L’ivrogne se retourna, Eugène reconnut Pirou. En même temps la femme s’élança, les prenant à témoin : — C’est pis que des Prussiens ! Ils ont volé des poules ! Ils prennent tout notre bois ! Le capitaine regarda la route : à gauche s’avançait une compagnie revenant des avant-postes ; à droite, deux officiers d’état-major, au trot. M. de Joffroy fronça le sourcil : « Cet imbécile va se faire pincer. » Indulgent, il ne demandait qu’à arranger l’affaire, quitte à indemniser plutôt les paysans de sa poche. Cette arrivée inopportune l’inquiéta,

— Lâche donc ça ! fit-il.

— Voyons, Pirou, dit Eugène.

L’ouvrier, qu’un petit verre avait dû replonger dans l’ivresse, cligna de l’œil :

— Vous, je vous respecte, mais ces… là ! Qui qui se fait casser la gueule pour eux ? C’est à nous d’abord, ce bois !

Et, d’un ébranlement furieux, il fit tomber l’homme. La compagnie n’était plus qu’à trente mètres ; les officiers d’état-major arrivaient. La femme hurla de plus belle. Que faire ? Très contrarié, le capitaine crut, en usant de son autorité, — il le fallait d’abord, — qu’il convaincrait Pirou. Il empoigna le fagot et, grossissant la voix : — Lâche ça ! La compagnie, presque à sa hauteur, regardait. Il sentait derrière son dos le regard des officiers d’état-major arrêtés, le souffle tiède de leurs chevaux. Pirou, les yeux