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REVUE DES DEUX MONDES.

Poncet, encore fiévreux de l’activité dont il sortait, de ce tumulte de plans, de projets, de marchés, de décrets, jeta :

— Confiance ! Tout s’organise, vous verrez.

Puis, changeant de ton :

— Je mangerais volontiers quelque chose. Vous savez que je n’ai pas déjeuné.

On s’apitoyait, on s’empressait. Tandis que le chimiste gravissait les marches du perron, Eugène profita de la diversion pour retenir sa femme. Les uns entraient dans le salon ; d’autres, allumant un cigare, gagnaient, à droite du château, la terrasse d’où l’on domine la Loire.

Marie, levant ses yeux bleus, regarda le jeune homme. Ce compagnon des jeux d’enfance, ce doux, ce beau, ce cher fiancé de toujours, voici qu’il était à présent son mari. Dans ce long et timide regard, où Eugène plongeait éperdument, il y avait l’extase presque incrédule du rêve réalisé, une joie douloureuse à force d’intensité, la pensée d’aujourd’hui et de demain ; il y avait l’attente confuse du mystère, un trouble divin fait de désir et de crainte.

— Marie ! dit-il.

Ce simple mot leur mettait les larmes aux yeux, éveillait au fond de leur cœur un infini de tendresse et d’amertume ; ils savouraient la pleine conscience d’eux-mêmes, l’ivresse d’éprouver dans cette courte minute humaine la toute-puissance éternelle de l’amour. Ils se regardaient toujours ; brusquement la vierge rougit ; alors il se mit à parler des événemens de la journée, ces riens qui resteraient dans leur souvenir, forme précise des choses, lucidité de leurs sensations. À la dérobée, elle considérait son mari, — son mari ! — admirait ce svelte officier tête nue, son expression de tendresse virile, de généreuse volonté. Subitement il s’inquiéta : — Tu n’as pas froid ?

— Non, fit-elle, mais toi ?

Bien qu’ils se fussent tutoyés de tout temps, il leur sembla le faire pour la première fois ; ils y trouvaient un sens plus intime, une émouvante douceur.

Un bras autour de la taille, il l’entraînait lentement ; ils suivirent l’allée des peupliers, témoins des parties de cache-cache aux vacances de naguère, contournèrent la grande pelouse ; ils laissaient en arrière le château, les fenêtres pareilles à des yeux. Un besoin de solitude les attirait vers cette charmille