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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

elle était belle cette vie, comme il l’aimait, non plus à la manière d’autrefois, riante et légère, mais pour ce qu’elle contenait d’intime et de profond, d’insoupçonné ! Suffisait-il de vivre honnêtement, égoïstement ? N’y avait-il pas une plus haute notion du devoir ? une mission de bien à remplir vis-à-vis de soi, des autres, de son pays ? une règle de conduite qui pouvait se formuler : se rendre utile, selon ses forces ? Il eut conscience que s’il mourait demain, malgré l’immense tendresse qu’il avait vouée à Marie, et c’était le sentiment le plus fort et le plus noble qu’il avait éprouvé, il n’aurait pas complètement vécu. Non, il n’aurait pas vécu…

Allons ! il ne fermerait pas l’œil de cette nuit. Mieux valait se dégourdir un peu, faire les cent pas. À tâtons, il souleva le triangle de toile, se glissa dehors. Les blancheurs vagues des tentes voisines lui firent penser à ses hommes, à cette cinquantaine d’existences dont il était le maître, hier gens quelconques, paysans, ouvriers, bourgeois, aussi étrangers à lui que s’ils n’eussent pas été, et qui maintenant, sous l’uniforme, soldats improvisés, attendaient de son inexpérience, responsable pourtant, le réconfort humble et tout-puissant de l’exemple. Dans quelques heures, ces visages qu’il commençait à peine à connaître, beaucoup anonymes encore, se tourneraient vers lui, cherchant l’impulsion, le signe. Il ne distinguait, tant la nuit était sombre, que la ligne immédiate des faisceaux, une sentinelle allant et venant dans le froid vif. On avait défendu d’allumer les feux. Pas une étoile. Le ciel invisible. Bien qu’un voile flottant d’ombre et de nuages ; toutes les épaisseurs du noir et de l’espace. Il crut entendre le souffle d’un dormeur ; et de proche en proche, au long des files de tentes couvrant la plaine, sur les rangées d’hommes et de chevaux, sur les bivouacs épars, le campement des bataillons, des régimens, des brigades, le souffle lui parut s’étendre, grandir, s’enfler, rythme inégal, respiration géante.

Derrière le rideau des cavaliers de grand’garde et des cavaliers en vedette, ces milliers de vivans voyaient-ils à travers leur songe les milliers d’êtres pareils, si différens, qui comme eux sans doute, par-delà ces champs et ces villages, proches dans la nuit, dormaient et rêvaient avant de s’entre-tuer ? Tragique sommeil pour un grand nombre, à peine interrompu bientôt, et qui reprendrait ensuite, mais éternel. Avec l’horreur de la mort, la monstruosité de la guerre l’emplit d’une indicible révolte. Ado-