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feu de bûches pétillant et dansant qui lui chauffait si délicieusement le dos. Mais bientôt il lui sembla que la gaieté générale avait quelque chose de factice ; il surprit un regard de sa femme et de Marcelle ; au fait, qui donc manquait ? il n’avait pas son compté ; et soudain inquiet :

— Où est Henri ?

Il perçut de l’embarras ; le grand-père souriait malicieusement, la sérénité de grand’mère Marceline, bien que rassurante, couvrait un mystère. Rose avait une mine sournoise de petite personne renseignée, la jolie Marcelle ne se départait pas de son calme.

— On me cache quelque chose ? Voyons, Gabrielle, où est Henri ?

Mme  Réal, avec la loyauté de son regard, l’enjouement de sa belle nature pondérée, — pourtant son fils lui avait fait bien peur ! — prit la parole :

— Henri va venir, tranquillise-toi, tu l’as devancé de peu. Nous espérions que tu ne saurais jamais son escapade. Eh bien, voilà : il n’a pas pu résister à son désir. Deux jours après ton départ, il a disparu, nous avertissant par une lettre que, ne pouvant entrer dans la ligne sans ton consentement, il allait s’engager avec des francs-tireurs. Heureusement, le cousin Maurice l’a rencontré, par miracle, dans la forêt de Marchenoir, l’a sermonné et nous le ramène. Nous avons reçu hier sa dépêche ; tu penses si depuis nous respirons… Mais ne te fâche donc pas, c’est fini !

M. Réal s’indignait. Le garnement ! Désobéir ainsi, effrayer tout le monde, désoler sa mère ! Mais on l’entourait ; Marcelle et Rose intercédaient ; le grand-père déclara : « Voyons, voyons, il a du cœur, cet enfant ! Il faut être juste, ses frères s’en vont, il veut faire comme eux. » Louis, qui partait le lendemain pour prendre, dans une des sections de télégraphie de campagne attachées au quartier général, une place devenue vacante, essaya aussi de convaincre son père. Bien que n’ayant pas la facilité de parole, l’esprit distingué d’Eugène, ni la flamme d’Henri, on l’écoutait toujours pour sa raison placide et son bon sens fin qui rappelaient l’oncle Gustave. Le plus fort était fait ; et quand, une demi-heure après, un roulement de voiture annonça le cousin Maurice et le fugitif, M. Réal ne gardait plus qu’une sévérité apparente.