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des fondateurs du gouvernement provisoire. Si, pour beaucoup, l’idée de république s’incarnait en lui, à cette minute on ne songeait qu’à la défense de la patrie et aux forces vives qu’il y apportait. On couvait des yeux cet homme nouveau dont la vaillance assumait une si lourde charge, ce ministre de l’Intérieur qui, après avoir enfiévré Paris, venait insuffler à la province la flamme de son espoir et la confiance de la capitale.

Une légende l’accompagnait, comme quiconque déchaîne la bête aux mille voix, la popularité. On se racontait que, fils d’un Génois, d’un petit épicier établi à Cahors, il s’était élevé lui-même ; ainsi, son œil droit, l’œil de verre si semblable à l’autre qu’il paraissait vivant, il se l’était crevé, enfant, au séminaire de Montauban, pour ne pas devenir prêtre. Non ! ripostaient de mieux renseignés, un simple accident, l’éclat d’un foret d’acier, un jour qu’il flânait dans la boutique d’un coutelier. Ils vantaient son adolescence laborieuse, le furieux appétit de lecture qui faisait de sa mémoire l’une des plus riches et des plus exercées, à ce point qu’il vous récitait sans sauter un iota ou une virgule telle Olynthienne de Démosthène, tel discours de Mirabeau ; et le feu ! la conviction ! le geste !… Bah ! un hâbleur, disaient les uns, bon pour enthousiasmer une salle de café ! un débraillé, usant ses coudes à toutes les tables de brasserie ! — Un tempérament ! affirmaient les autres, à la fois réfléchi et passionné, une de ces natures débordant de vie généreuse et d’énergie contenue. On verrait à l’œuvre.

Mais, penché sur le balcon de pierre, maintenant Gambetta parlait. Des mots brefs, un accent qui mordait la chair. Et déjà, la communion s’établissait, sous l’influence de cette voix mâle et chaude, de ce geste assuré, qui imposaient leur charme, leur volonté. Le ministre, avec une gravité austère, presque triste, rendait hommage à l’héroïsme de Paris, reprochait à la province de n’avoir pas fait son devoir. Le temps n’était pas aux discours. Bientôt on distribuerait des affiches, faisant connaître sa mission. Il fallait travailler immédiatement…

— Nous n’avons pas une minute à perdre. Que chacun soit à son poste de combat. Séparons-nous en criant : Vive la République !

À cet avertissement brusque, chacun, surpris, se recueillait, descendait en soi. La sévérité de ces phrases si simples trouvait un prolongement dans bien des âmes. On se dispersait avec calme.