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depuis un jour déjà sorti de Toulon et tout près d’arriver à sa destination, a été retrouvé dans la nuit du 24 au 25 juin par le gros de l’escadre ennemie, figuré par le Charles-Martel, accompagné de plusieurs croiseurs. Le Charles-Martel, qui avait envoyé ses bâtimens légers battre l’estrade, conservait ses feux de route allumés afin que les éclaireurs pussent aisément le retrouver. Cette circonstance a complètement trompé les veilleurs du groupe français, qui, lui, naviguait tous ses feux masqués. On prit le Charles-Martel, si bien illuminé, pour un paquebot, car on ne distinguait rien de sa coque ni de sa mâture dans la nuit noire, et l’on ne pensa pas à se dérober quand il en était temps encore. Aux premiers coups de canon à blanc, il fallut reconnaître l’erreur...

Cela arrivera certainement en temps de guerre, et des méprises plus étranges se sont déjà produites dans les grandes manœuvres précédentes. Non seulement, la nuit, tous les chats sont gris, mais encore ils changent de taille et de forme.

Il faut ajouter aussi que le groupe français n’était pas couvert par sa division légère, qu’un autre incident avait malencontreusement éloignée de son gros.


Midi ; le mouillage à Brest.

La brume a tout à fait disparu. Le soleil vainqueur fouille de ses rayons la mer et la terre. Lentement, portée par le flot, l’armée s’avance sur l’eau translucide, glauque, moirée çà et là par de légers frissonnemens de brise.

Réunis sur la passerelle du Fontenoy, c’est à peine si nous sentons, comme de lointaines pulsations, les battemens ralentis de nos hélices. Aucun bruit, aucun mouvement, que le glissement silencieux de ces trente-trois coques luisantes au soleil, liées par des liens invisibles, poussées toutes ensemble par une force muette, mystérieuse...

C’est splendide. Nous restons là, tous, immobiles, émus...

Une surprise encore, surprise aimable, de retrouver en pleine beauté, — non plus cette beauté que nous connaissions, sévère, un peu triste, mais une beauté nouvelle, souriante et fleurie, — cette grande baie de Brest et son Goulet imposant, et ses deux vestibules gardés par de merveilleux rochers, les anses de Camaret et de Bertheaume, tout cela inondé de la lumière chaude, vivante du Midi, qui, fidèlement, nous accompagne jusqu’aux pays des cieux voilés.