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n’attacha qu’une fort médiocre importance. Quelques incidens de cette bataille en plein brouillard égayèrent le public français, qui donna à la rencontre du 20 juillet le nom significatif de « Bataille des Quinze-Vingts. »

Rien de bien sensationnel dans nos manœuvres, sauf une certaine ligne de front de 15 cuirassés, avec deux autres, en avant et en arrière, de croiseurs cuirassés et de croiseurs protégés. Les cuirassés tenaient plus de 6 000 mètres. C’était imposant. Je me souviens qu’étant aspirant dans l’escadre de l’amiral Jauréguiberry, je lui vis former une ligne de front de 9 cuirassés seulement, mais à 100 mètres d’intervalle, au lieu de 400. Les commandans n’étaient pas fort à leur aise ; mais ce fut bien pis quand l’amiral signala de former la ligne de file, par un mouvement « tous à la fois » de 90°. À cette époque déjà, les cuirassés avaient tout près de 100 mètres de long, de sorte qu’il fallait marcher exactement « beaupré sur poupe, » ou plutôt « éperon sur gouvernail, » ce qui est bien plus dangereux. Quelques capitaines s’y résolurent sans marchander ; quelques autres, effrayés, laissèrent culer de 100, de 200 mètres. C’était une épreuve de caractère, une « colle » d’un genre original, émouvant. Il n’y eut personne de blâmé, mais on vit bien que l’amiral tenait en estime particulière ceux qui n’avaient pas « molli. »


3 juillet.

La brise s’établit au Nord-Ouest ; elle fraîchit, mais aussi le ciel se découvre. La mer grossit un peu : c’est le temps où il y a des moutons sur l’eau et des balles de coton au ciel. Sous les assauts de la houle et des vagues, les grands cuirassés restent impassibles. Leurs 12 000 tonnes font roc. Nos 6 600 ne font pas si ferme. Nous roulons, nous tanguons, « nous mettons le nez dans la plume. » Que serait-ce s’il faisait vraiment mauvais ?

Aujourd’hui, à 2 heures, combat pour les 4 escadres, 2 contre 2 : Méditerranée contre Nord ; garde-côtes et croiseurs de deuxième classe contre croiseurs cuirassés. On ne doit pas s’approcher en dedans de 1 500 mètres, ce qui exclut les coups décisifs. En effet, nous assistons à une série de passes savantes, d’enroulemens, déroulemens, ondulations rythmiques de lignes de flic. Pour un observateur en ballon, ce serait un beau combat de serpens. Le tout pour aboutir à l’inévitable rond dans l’eau et à la lutte acharnée de l’artillerie du travers.