Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/142

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
138
REVUE DES DEUX MONDES.

de sens ou de philosophie reprocher à la chimie la subtilité de toutes les distinctions qu’elle maintient entre ses alcools. Et aussi bien, je vous le demande, quelle si grande différence y a-t-il donc entre C2H5OH et C3H5OH ? Mais, où l’étonnement redouble, c’est quand le rapporteur de la Commission chargée de préparer, etc., s’avise là-dessus de citer des exemples à l’appui de son dire. Les grammairiens, nous dit-il, enseignent qu’il faut écrire groseille au singulier, dans l’expression du sirop de groseille, parce que, réduites en sirop, les groseilles ont perdu leur forme, mais il faut écrire groseilles au pluriel, dans l’expression des confitures de groseilles de Bar, parce que dans ces confitures les groseilles restent entières. « N’est-il pas regrettable, continue l’éloquent rapporteur, que des commissions d’examen, qui doivent être composées de personnes intelligentes, s’arrêtent à discuter de semblables puérilités ? » Mais plût à Dieu, répondrons-nous, qu’elles n’en eussent jamais à discuter que de semblables ! et, véritablement, que trouve-t-on de si puéril dans une distinction de ce genre ?

Car enfin, il faudrait s’entendre ! et convenir entre nous du prix que nous attachons aux choses. Tout est « puéril, » en matière d’orthographe ou même de syntaxe, si l’on examine la question sub specie æternitatis, du point de vue de Sirius ou d’Aldébaran ; et, sans doute, on n’a besoin ni de savoir en quels cas précis groseille prend ou ne prend point d’s, ni même d’écrire correctement en sa langue, pour être ici bas Ampère ou Cauchy. Ce qui paraît seulement un peu singulier, c’est de parler de grammaire sans essayer soi-même d’entrer dans les raisons des grammairiens. Pour un grammairien, pour un critique, pour un historien de la langue et de la littérature, et, — l’oserai-je dire ? — pour un professeur, il ne saurait y avoir de puéril, en matière d’orthographe et de syntaxe, que ce qui est manifestement l’œuvre du caprice ou de l’arbitraire ; et, précisément, tel n’est point le cas de l’exemple cité. On dit : une forêt de chênes, avec le signe du pluriel, et on dit, au singulier, un parquet, une table, un buffet de chêne ; on dit un bouquet de hêtres, avec un s, et on dit : des sabots de hêtre, sans s ; on dit une allée de tilleuls, et on dit : une infusion de tilleul ; on dit encore : du pain d’orge, et on dit : voilà de belles orges ; et généralement on met le singulier quand l’objet a subi une modification qui le dénature, mais on met le pluriel quand cette modification, si profonde