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médecin, descendaient le courant. Ils se tenaient par le bras, et, quoique différens de stature, la même ronde et fine bonhomie donnait un air de famille aux traits mâles, à l’aspect svelte et jeune encore du premier, à la figure rougeaude et rasée, à l’embonpoint trapu du second. À travers le moutonnement humain massé devant l’Archevêché, ils aperçurent les hautes fenêtres du palais, le perron, la cour d’honneur ombragée du vieux cèdre. Une pensée unique, un frémissement d’attente, rapprochaient cette foule. Gambetta venait d’arriver. Il était là, communiquant à ses trois collègues de la Délégation les nouvelles et les instructions du gouvernement de la Défense, la grande âme de Paris.

Charles Réal se retourna, quelqu’un lui frappait sur l’épaule.

— C’est toi, Lucien ? fit-il en reconnaissant son beau-frère, le chimiste Poncet, membre de la Commission spéciale de l’armement par le concours de l’industrie privée. Le « Sorcier », — Poncet, avec sa mèche grise, son grand nez et ses lunettes d’or, jouissait depuis longtemps de ce surnom d’amitié, — tout joyeux, répondit :

— Eh bien ! vous l’avez vu ?

Gambetta ! Ce nom déjà célèbre malgré les trente-deux ans du tribun, ce nom courait sur toutes les bouches, dans un chuchotement qu’enfiévraient le présent tragique, l’avenir inconnu.

Un enthousiasme agitait Poncet.

— J’étais à la gare ; il a passé devant moi, avec Clément Laurier et Spuller, au milieu d’un cortège républicain. À la bonne heure, voilà enfin un homme jeune, un caractère ! Cela nous changera.

Gustave Réal, bonapartiste, fit la moue. Charles, un de ces conservateurs pour qui le régime est peu et la tranquillité tout, hocha la tête. Au reste, ces trois hommes s’unissaient dans le sentiment des malheurs de la patrie, l’ardent désir de les venger.

Moment désespéré. À l’Empire effondré le 4 septembre dans le sang des désastres de Reischoffen, de Gravelotte, de Sedan, avait succédé le gouvernement de la Défense nationale. L’Empire s’était abattu d’un seul coup, tombant de lui-même, au milieu de la lassitude unanime. Il avait suffi que la foule poussât la grille du Corps législatif, envahît la salle. Et aussitôt la Chambre, qui n’avait pas su proclamer à temps la déchéance et se saisir du pouvoir légal, de disparaître, le ministère de se dissoudre, l’impératrice de fuir. Elle quittait les Tuileries brusque-