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scientifiques qui lui ont valu d'être appelé « le Jules Verne anglais. » Car ni le début de l’Amour et M. Lewisham, ni le roman tout entier n'ont à coup sûr rien de scientifique, si ce n'est que le héros, dans un de ses schémas, se promet de devenir professeur d'histoire naturelle ; et l'ouvrage de M. Wells n'est pas, non plus une fantaisie, — poussant, au contraire, si loin l'exactitude réahste des peintures et de l'analyse qu'on a parfois l'impression de lire une autobiographie plutôt qu'un roman. Pas une fois M. Lewisham ne tente de monter dans la lune : il se borne à vivre devant nous sa petite vie, à aimer, à souffrir, à rêver, à lutter contre le manque d'argent, à se quereller avec sa jeune femme et à l'embrasser. Tout au plus assiste-t-il, certain soir, à une séance de spiritisme : encore n'est-ce que pour découvrir la fraude du médium, qui se trouve être, d'ailleurs, une sorte de philosophe, intarissable en réflexions profondes sur la beauté et l'utilité de la bêtise humaine. Nulle trace, dans tout cela, de la manière habituelle du « Jules Verne anglais ; » et je ne serais point surpris que les compatriotes de M. Wells lui sussent mauvais gré d'avoir ainsi brusquement changé de manière, pour se montrer à eux sous un jour imprévu.

La vérité est, pourtant, que M. Wells, s'il a changé de manière, n'a pas changé d'esprit ni de talent. Car sa Machine à explorer le temps, sa Guerre des Mondes, ses Contes du temps et de l’espace, toutes ses fantaisies scientifiques étaient infiniment plus différentes qu'elles ne paraissaient l'être de Cinq semaines en ballon ou du Docteur Ox ; et déjà on y pouvait deviner, sans trop d'effort, l'humoriste sentimental qui vient d'écrire l’Amour et M, Lewisham. La science n'y servait, en somme, que de prétexte, et déjà l'intention était toute morale. Dans la Machine à explorer le temps, par exemple, le plus célèbre de tous ses romans, M. Wells visait surtout à nous montrer ce que serait, probablement, l'humanité future. Son héros n'employait l'extravagante machine que pour nous transporter avec lui dans les siècles à venir, où il nous faisait assister à la sinistre déchéance de notre espèce, victime de l'excès de civilisation. Et c'est là, encore, un trait qui distmgue M. Wells de l'ordinaire des romanciers scientifiques. Non seulement le « Jules Verne anglais, » dans ses tableaux de l'humanité future, ne se borne pas à imaginer les circonstances extérieures de la vie, non seulement il apporte tout son effort à se représenter les pensées et les sentimens des hommes qui naîtront après nous, mais jamais il ne manque d'affirmer que ces pensées et ces sentimens seront plus misérables encore que les nôtres, en raison même du soi-disant « progrès » dont nous sommes si fiers !