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— Je savais que je vous verrais aujourd'hui ! — dit M. Lewisham. — Je le sentais !

— Et c'était la dernière fois que nous avions l'occasion de nous rencontrer ! — lui répondit-elle avec non moins de franchise. — Après-demain, lundi, je retourne à Londres. Oui, j'ai trouvé une place. Car, je ne vous l'ai pas dit, je suis sténographe et j'écris à la machine. Je viens de quitter l'école, la Grogram School ! Et j'ai trouvé une place dans une maison.

— Ainsi vous connaissez la sténographie ? — fit-il. — Voilà donc ce qui explique la plume avec laquelle vous écriviez, l'autre jour, ce pensum… Vous savez que je l'ai toujours ?

Elle sourit, et ses sourcils se relevèrent. — Oui, tenez, ici ! — ajouta M. Lewisham en montrant une poche de sa jaquette, à l'endroit de son cœur.

— Ce pré que voici, — poursuivit-il, — en traversant ce pré, derrière la colline, il y a une porte…, et cette porte va… je veux dire conduit dans le sentier qui court le long de la rivière. Y avez-vous été ?

— Non ! dit-elle.

— C'est la plus belle promenade de Whortley. Elle mène à Immering Common. Vous devez absolument, avant de partir !

— Tout de suite ? — demanda-t-elle. Et ses yeux brillèrent.

— Pourquoi pas ?

— Mais j’ai dit à Mrs Frobisher que je serais rentrée à quatre heures, — dit-elle

— C'est une excursion qu'on n'a pas le droit de ne pas faire ! Les arbres bourgeonnent, les joncs poussent, et tout le long du bord, dans la rivière, il y a des milliers de petites fleurs blanches qui flottent sur l'eau… Je ne sais pas leur nom, mais elles sont charmantes… Puis-je marcher en avant, pour vous montrer le chemin… ?

Et le jeune couple se mit en route à travers le pré, à l'étonnement infini de Mrs Frobisher, qui les regardait d'une de ses fenêtres. Ils marchaient d'un pas résolu, et ils trouvaient l'univers entier plein d'éclat et de douceur pour leur agrément. Toutes les choses qu'ils découvrirent, et se dirent l'un à l'autre, cette après-midi, en descendant vers la rivière! Que le printemps était merveilleux, que les jeunes feuilles étaient charmantes, les bourgeons admirables, les nuages éblouissans : tout cela dit avec un air de suprême originalité. Et leur naïve surprise à constater que tous deux étaient d'accord sur ces nouveaux plaisirs !

Ils prirent d'abord le sentier qui court parmi les arbres, au-dessus de la rivière; mais, avant qu'ils eussent fait trois cents pas, la jeune fille, naturellement, s'en repentit, et regretta qu'ils n'eussent point pris le sentier de halage, qu'elle voyait à ses pieds, de sorte que M. Lewisham eut à trouver un endroit d'où elle pût descendre. Un bon arbre, précisément, présentait ses racines en manière de balustrade; elle s'y accrocha d'une main, et descendit en donnant l'autre main à son compagnon.

Puis un petit rat d'eau, occupé à laver ses moustaches, leur fournit roccasion d'un nouveau contact de leurs mains, et d'une nouvelle intimité de murmures et de silence. Après quoi, Lewisham résolut de cueillir pour son amie une fleur de mauve, au péril, — jugèrent-ils, — de sa vie : et il la