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dispenser l'élève Frobisher de tout pensum futur. Et, lorsque la jeune fille, lui ayant tendu la main très amicalement, s'apprête à reprendre sa promenade sous les arbres, il la retient, pour l'avoir près de lui une minute encore : il la prie de lui donner, en souvenir, la feuille de papier désormais inutile.

Enfin elle s'en va ; et lui, debout au milieu de l'avenue, avec son Horace dans une main et le pensum dans l'autre, il ne peut se défendre de la suivre des yeux. « Son cœur battait avec une rapidité extraordinaire. Comme elle semblait légère, comme elle semblait vivante ! De petites flaques rondes de lumière couraient sous ses pieds, tandis qu'elle s'avançait. Et elle marchait d'un pas tantôt lent et taiitôt rapide, regardant tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, mais sans regarder en arrière, jusqu'à ce qu'elle eut atteint la grille de l'avenue. Là elle jeta un regard en arrière, vers lui, lui adressa un geste d'adieu, et disparut. »

C'est le soir de ce beau jour que M. Lewisham, à sa grande surprise, découvre brusquement qu'il est amoureux. Un élément nouveau s'est introduit dans sa vie, que son schéma n'avait point prévu. Et le lendemain et les jours suivans M. Lewisham ne prend même plus la peine d'emmener avec lui les Odes d'Horace sous les arbres de l'avenue. Toutes ses heures de liberté, il les passe dans l'avenue, ce qui ne l'empêche point de paraître toujours surpris comme d'un accident miraculeux, et de l'être en effet, quand il voit la jeune fille s'avancer vers lui. Un matin, tandis qu'il l’entretient avec enthousiasme de Carlyle, qu'il l'engage à lire, le principal du collège vient à passer près de lui ; et ce hargneux personnage ne manque pas de remontrer, le soir, à son subordonné, tout ce que sa conduite à de scandaleux. Mais l'amour, avec l'aide du printemps, a déjà fait de tels ravages dans le cœur du jeune homme que celui-ci, deux jours après, refuse audacieusement de se charger d'un service supplémentaire, que son principal prétend lui imposer : car, croyant être libre jusqu'à quatre heures, il a projeté une grande promenade avec son amie. Et, sitôt finie sa classe du matin, il monte dans sa chambre, brosse ses cheveux avec un soin extrême, les relève pittoresquement sur le côté, essaie tour à tourl'eflfet de toutes ses cravates, secoue la poussière de ses bottines, noircit à l'encre les coudes un peu usés de sa jaquette, non sans s'être à mainte reprise considéré dans sa glace, et non sans découvrir, pour la première fois, que son nez aurait gagné à être plus court. Dès une heure, il est dans l'avenue, devant la maison des Frobisher ; à trois heures, le cœur tout bondissant de joie, il voit la jeune fille sortir de la maison. Et tous deux s'émerveillent du hasard qui les réunit.