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armée. Car la violence qui couvait au fond du cœur du futur meurtrier, rien ne faisait prévoir qu’elle dût un jour éclater. Voici donc un homme dont le caractère semblait sociable, dont les mœurs étaient régulières, la conduite était droite et raisonnable. Il a toujours vécu dans un milieu honnête : il a reçu l’éducation des principes et celle de l’exemple. Il est entouré de tout ce qui rend la vie plus agréable et plus facile : fortune, élégance, distinctions de la naissance et du rang. Il est dans toutes les conditions qui doivent faire qu’on ne soit pas même effleuré par la tentation du crime, et qu’on se tienne parfaitement tranquille dans une société où l’on occupe une place si confortable. Supposez qu’une lubie d’amour lui passe par la tête. Ce n’est plus un homme que vous avez devant vous, c’est un forcené qui frappe au hasard. Le crime passionnel est celui qui, sans antécédens, sans préparation, sans apprentissage, éclate tout à coup : c’est en ce sens qu’on n’en imagine pas de plus dangereux.

Aussi bien l’existence même de la société est liée à un principe : à savoir que l’individu n’a pas le droit de se faire justice. Dans l’état de barbarie, l’individu venge son injure personnelle ; dans l’état de civilisation, il délègue à la communauté le soin de réparer le tort qui lui a été fait. Ni le créancier n’a le droit de se venger du débiteur qui n’acquitte pas sa dette, ni le débiteur n’a le droit de se venger du créancier qui le fait poursuivre. Ni le patron n’a le droit de se venger du domestique qui l’a mal servi, ni le domestique du patron qui l’a renvoyé. Où donc la femme prendrait-elle le droit de se venger de l’amant qui l’a trahie ? Où, le mari de tuer la femme qui l’a trompé ? Signalons en passant une erreur communément accréditée et que répètent à l’envi tous les littérateurs qui s’occupent de la question de l’adultère. Comme le remarque M. Proal, parmi les erreurs juridiques qui circulent dans le monde, il n’en est pas de plus répandue que celle qui attribue au mari le droit de tuer sa femme et son complice surpris en flagrant délit d’adultère. Il cite l’exemple d’un mari qui, ayant assassiné l’amant de sa femme et tenté de tuer celle-ci, déclara à l’instruction qu’il avait agi conformément à la légalité, puisqu’il avait sur eux droit de vie et de mort. Cette erreur a servi de base à l’argumentation d’écrivains même instruits et fourni le dénouement de cent pièces de théâtre. Dans le Supplice d’une Femme, le mari dit à l’amant : « J’ai interrogé la loi et lui ai demandé quels moyens elle m’offrait. Je puis vous tuer, elle et vous. » Dans Diane de Lys, le mari refuse de se battre avec l’amant, « A quoi bon me battre avec vous, demande-t-il, quand j’ai le droit de vous tuer ? » Et il le tue. Dans l’Affaire Clemenceau et dans la Femme