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demeurant, l’ouvrier actuel achète un costume « bourgeois ; » un costume neuf, c’est quelque chose ; nul ne l’a endossé avant lui ; tandis que son grand-père se fournissait chez le fripier et portait de vieilles hardes, souvent nuancées de pièces de rapport. « Les poètes, disait Régnier, s’en vont l’habit cicatrisé, courtisant les grands seigneurs. » Les seuls vêtemens que l’on eût naguère le droit de vendre tout faits étaient (es vêtemens d’occasion.

Depuis un demi-siècle qu’elle existe, l’industrie des confectionneurs n’a cessé de grandir. Elle a d’abord conquis la masse populaire, puis elle a dépossédé les petits tailleurs qui travaillaient pour la bourgeoisie. Dès 1867, ceux-ci voyaient diminuer de moitié leur chiffre d’affaires ; depuis lors, ils ont à peu près disparu et les patrons de second ordre sont menacés de les suivre. Avec une clientèle toute locale, des frais proportionnellement lourds, l’obligation de se procurer, à prix peu avantageux parce qu’il achète par petites quantités, un assortiment de marchandises supérieur à son débit, — ce qui l’expose à des pertes sensibles, — le tailleur doit supporter une morte-saison de quatre à cinq mois. Il est condamné à payer très haut la main-d’œuvre et à consentir des crédits très longs aux acheteurs.

La maison de confection, au contraire, travaille au comptant, profite du chômage pour renouveler ses collections, utilise toutes ses matières premières, les écoule en tout lieu, et jouit des avantages de celui qui achète, produit et vend par masses. Seuls les grands tailleurs n’ont pas à redouter cette concurrence, parce que, pour leur public, la question d’argent n’existe pas.

Etablis dans le Nord pour les qualités communes, à Lyon ou à Paris pour les articles moyens et soignés, de vastes ateliers centralisent l’habillement de plus des deux tiers de la population masculine. Quelques maisons unissent à l’industrie le commerce : la Belle Jardinière livre, par les mains de ses 2 500 employés, les vestons, pantalons et paletots, achetés en pièces à des centaines de fabriques, que 7 000 ouvriers des deux sexes façonnent pour elle. Dans ces usines à vêtir, la division du travail est poussée au point que telles boutonnières sortent exclusivement de certaines localités et qu’il n’est pas de costume qui ne passe, avant d’être livré, par les mains de trente personnes.

La confection féminine, plus jeune de vingt ans, s’est organisée sur les mêmes bases, bien que d’une manière un peu différente, pour répondre aux mêmes besoins. Elle faisait déjà, il y