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de la multiplicité de ses allusions de toute sorte, non seulement aux personnes, mais aux choses, aux coutumes locales, aux appellations singulières, — « Gaudebillaux sont tripes de coiraux ; Coiraux sont bœufs engraissés à la crèche et prés guimaux ; Prés guimaux sont ceux qui portent herbe deux fois l’an, » — de tant de provincialismes enfin qu’il a brassés dans le torrent de son style, de tout cela Rabelais s’est fait lui-même ce qu’on appelle « un auteur difficile. » Il nous faut avec lui payer notre plaisir. On ne l’aborde pas sans préparation, ni même sans étude. Non hic est piscis omnium... Et qu’on ne dise pas que c’est ainsi qu’on écrit de son temps ! Non, ce n’est pas ainsi qu’on écrit, et Marot tout seul en peut servir de preuve. Marot est parfaitement clair, et la qualité de sa langue est limpide. La langue de Rabelais est technique, elle est spéciale, elle est souvent obscure, bien plus obscure que celle de Ronsard, qu’on a si sottement raillée. Il n’a pas seulement le style volontiers technique, savant ou pédantesque, il l’a aussi comme involontairement discursif ou digressif. Il l’a encore épisodique, et d’ailleurs merveilleux pour l’art, pour l’aisance savante, pour l’apparente nonchalance, avec lesquels il enveloppe l’épisode dans le dessin compliqué de sa phrase. Mais que tous ces mérites, bien loin de lui attirer des lecteurs, en aient détourné beaucoup de son œuvre et de lui, c’est ce qu’il parait difficile de nier : nous ne sommes pas tous le savant Tiraqueau ni l’omniscient Budé !

Il ne faut pas douter non plus que son cynisme en ait détourné beaucoup d’autres, et après en avoir déjà parlé, si nous y revenons, c’est qu’on ne saurait jamais louer Rabelais sans insister sur cette restriction ni surtout laisser dire qu’il n’ait fait encore en cela qu’imiter l’exemple de son temps. La grossièreté de Rabelais lui est bien personnelle ; et, pour ne parler que de ses devanciers, on ne la retrouve ni chez Marot, ni chez Lemaire de Belges, ni même chez ce « truand » de Villon. Marot a des épigrammes obscènes, et il en a d’ordurières. Villon ne se fait pas scrupule de prêter la musique de son vers aux « regrets de la belle qui fut heaulmière, » ou de rimer une ballade en l’honneur de la Grosse Margot. Ce sont là jeux de poète ! Mais, ni l’un ni l’autre n’a le cynisme ou l’impudeur de Rabelais. Est-ce le médecin ici qui reparaît ? Toujours est-il que Rabelais semble prendre un plaisir pervers à braver les plus simples convenances, et on dira ce que l’on voudra, mais il n’est heureusement pas