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Mais, où l’expression se justifie davantage encore, c’est quand cette abondance d’invention verbale et ce don de penser par images, concourant ensemble au développement d’une idée un peu complexe, ou seulement un peu neuve, Rabelais s’en aide alors pour s’élever, d’une comparaison ou d’une métaphore, à des conceptions que l’on pourrait presque appeler des pressentimens scientifiques, si nous n’aimions mieux y voir le triomphe de sa virtuosité. Tels sont les quatre chapitres où il célèbre les « vertus de l’herbe nommée Pantagruelion : » nous en avons déjà cité quelques lignes. Et nous en avons cité quelques-unes du merveilleux « Discours de Panurge à la louange des prêteurs et des debteurs. » Ce n’est d’abord qu’un paradoxe ou une plaisanterie. « Mais, demande Pantagruel, quand serez-vous hors de debtes ? — Es calendes grecques, respondit Panurge, lorsque tout le monde sera content, et que serez héritier de vous-même. » Et vous diriez que l’unique intention de cette bonne-pièce de Panurge ne soit, une fois de plus, que de se moquer de son maître ! Mais attendez ! le voilà qui se laisse emporter au flux de son discours, et la plaisanterie tourne à la satire sociale :


« Cuidez-vous que je sois aise quand, tous les matins, autour de moi, je vois ces créditeurs tant humbles, serviables et copieux en révérences ? ... Ce sont mes candidats, mes parasites, mes diseurs de bonjours, mes salueurs, mes orateurs perpétuels... »


Et, de la satire sociale, il déduit maintenant une haute leçon de solidarité :


« De cestuy monde rien ne prestant ne sera qu’une chiennerie, qu’une brigue plus anormale que celle du recteur de Paris, une diablerie plus confuse que celle des jeux de Doué. Entre les humains l’un ne sauvera l’autre : il aura beau crier à l’aide, au feu, à l’eau, au meurtre ; personne n’ira au secours. Pourquoy ? Il n’avait rien preste, on ne lui devait rien. Personne n’a intérêt en sa conflagration, en son naufrage, en sa ruine, en sa mort. Bref, de cestuy monde seront bannies foy, espérance, charité : car les hommes sont nés pour l’aide et secours des hommes... »


Et ce n’est pas enfin notre monde humain seulement, c’est l’univers lui-même, dont l’harmonie, fondée sur un échange de services, s’évanouirait, si jamais cet échange venait à s’interrompre :


« Un monde sans dettes ! là, entre les astres ne sera cours régulier quiconque : tous seront en désarrey ! Jupiter ne s’estimant debteur à Saturne,