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Les aigles, gerfaux, faucons, sacres, laniers, autours, esparviers, esmerillons, oiseaux aguards, peregrins, essors rapineux, sauvages, il domestique et apprivoise, de telle façon que, les abandonnant eu pleine liberté du ciel, quand bon lui semble, tant haut qu’il voudra, tant que lui plaist, les tient suspens, errans, volans, planans, le muguetans, lui faysans la cour au-dessus des nues : puis soudain les fait du ciel en terre fondre. Et tout pour la trippe. Les éléphans, les lyons, les rhinocérotes, les ours, les chevaux, les chiens, il fait danser, baller, voltiger, combattre, nager, soy cacher, apporter ce qu’il veut, prendre ce qu’il veut. Et tout pour la trippe. Les poissons, tant de mer comme d’eau douce, baleines et monstres marins, sortir il fait du bas abîme, les loups jette hors des bois, les ours hors des rochers, les renards hors des tasnières, les serpens lance hors la terre en grand nombre. Et tout pour la trippe. Brief est tant énorme, qu’en sa rage il mange toutes bestes et gens, comme fut veu entre les Vascons, lorsque Metellus les assiégeait par les guerres Sertoriales : entre les Saguntins assiégés par Annibal : entre les Juifs assiégés par les Romains, et six cents autres. Et tout pour la trippe. »


Dans cette page admirable, s’il y a évidemment quelques traits dont la brutalité choque un goût devenu depuis lors plus timide, n’y voit-on pas bien d’où procède au moins toute une part de la grossièreté de Rabelais ? La Grèce naturaliste avait fait des dieux de ses vices eux-mêmes, et rendait un culte public et solennel aux plus honteux de ses instincts : c’est ainsi que Rabelais ne distingue plus dans les manifestations de Nature. Osons enfin le dire une fois et ramener à son principe tout un ordre de plaisanteries : dans l’énormité des effets Rabelais admire le pouvoir de leur cause ; on n’évacuerait point aussi copieusement si l’on n’avait ingéré plus copieusement encore ! Il n’y a point en nature d’opérations plus nobles ni de fonctions plus ignobles que d’autres, et Nature est en tout, et partout, et toujours la nature. Il en résulte que le grand crime, — le seul crime, à vrai dire, — que l’on puisse commettre contre elle, c’est d’en contraindre les impulsions sous la loi d’une discipline qui sera toujours à bon droit taxée d’anti-naturelle, puisqu’elle aura toujours pour objet ou pour principe de contrarier, de corriger, de transformer, et en un seul mot de dénaturer la nature. La pudeur même n’est qu’une discipline ; et, toute discipline étant ennemie de nature, c’est pourquoi Rabelais a manqué si souvent et si naturellement de pudeur.

Si l’on comprend bien toute l’importance de cette idée dans l’œuvre de Rabelais ; si l’on voit bien comment elle en pénètre