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sens qui les fonde en réalité. Considérons là-dessus ses géans, son Pantagruel ou son Gargantua. Sont-ce des portraits ou des caricatures ? et y reconnaîtrons-nous les princes de son temps, François Ier ou Henri II ? Il semble bien qu’ils en aient quelques traits, sans qu’on puisse dire précisément lesquels. Mais, sans doute, la France eût été trop heureuse si le véritable Henri II, celui de l’histoire, eût eu les vertus du bon Pantagruel ! Et en effet, si ce sont des portraits, ce sont au moins ce qu’on appelle des portraits idéalisés : Rabelais nous en avertit en faisant de ses géans les souverains du pays d’Utopie. Ils sont plus « philosophes » qu’il n’appartient à des rois, et, en cette qualité, ils expriment donc l’idéal politique de Rabelais, très philosophique, très généreux, et très vague. Mais n’expriment-ils pas encore quelque chose de plus ? et, par exemple, diffèrent-ils entièrement de la légende locale et populaire, de la tradition « ethnique » dont ils sont eux-mêmes issus ? On a pu écrire tout un livre sur Gargantua dans les traditions populaires, et, à la vérité, on n’y a pas établi que 'Gargantua fût « un Dieu gaulois » dépossédé de son nimbe, ni surtout un « mythe solaire. » Mais que la légende gauloise ou celtique soit pleine de géans, comme aussi bien toutes les légendes relatives aux origines, voilà qui est certain ; et ce qui ne l’est pas moins, c’est la complaisance avec laquelle Rabelais a insisté sur l’énormité des siens.. Voyez le chapitre : Comment on vestit Gargantua (II, 8), et dans un autre genre (II, 32) : Comment Pantagruel de sa langue couvrit toute une armée. Qui doutera qu’en figurant ses personnages par des dimensions à la fois si précises et si disproportionnées à nos sens, Rabelais ait eu quelque intention ? Cette intention n’eût-elle été que de donner pour arrière-fond à son poème l’idée confuse d’un passé très lointain, elle est devenue, depuis lors, comme inséparable des noms mêmes de Pantagruel et de Gargantua. Et quand il n’aurait eu d’autre intention que de « soy rigoler, » — ou même pas d’intention du tout, — ne ressortirait-il pas encore une leçon, une leçon naturelle, une leçon involontaire ou invoulue, de la perpétuelle opposition qu’il a mise entre ses géans et les autres personnages de son récit ? Celui qui sera Jonathan Swift saura bien en tout cas l’y découvrir un jour, et, si l’on ne peut sans doute refuser quelque portée philosophique aux Voyages de Gulliver, l’œuvre de Rabelais l’a déjà. Mais ne l’a-t-elle pas encore par ailleurs, si, en plus de tout ce que nous venons de dire, Pantagruel et Gargantua, personnifications