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François Juste, ou Dolet, à Paris chez les Estiennes ou chez Simon de Collines, — on le voit piller jusqu’aux Rhodiginus et jusqu’aux Calcagnini. La jurisprudence l’amuse, en souvenir peut-être de son ami Tiraqueau ; et la médecine le transporte. Lisez les trois chapitres qu’il a consacrés à l’éloge du chanvre, sans lequel nos « meuniers ne porteraient bled au moulin, ni n’en rapporteraient farine ; » et « comment sonneraient les cloches ? » Si les articles ordinaires d’un Dictionnaire de Botanique étaient tous rédigés de ce style, je veux dire si l’on y respirait cet enthousiasme de la science, on y courrait comme aux romans. Voyez encore, — dans ce même livre, le troisième. — et admirez tout ce qu’on peut faire « de bled en herbe : ouvrir l’appétit, délecter le goût, chatouiller la langue, faire le teint clair, fortifier les muscles, tempérer le sang, alléger le diaphragme, rafraîchir le foie, désopiler la râtelle... » et le reste. A moins peut-être qu’au lieu de Dioscoride, vous n’aimiez mieux entendre le juge Bridoye alléguer le Digeste, Bartole et Balduin ; ou Homenaz invoquant les « savans décrétalistes » avec la compétence, la précision, l’assurance qui conviennent à un jurisconsulte et à un canoniste. Et encore ne parlons-nous pas de tant d’autres arts ou métiers plus humbles, dont on ne saurait dire, en vérité, si Rabelais avait la pratique, mais dont personne, assurément, n’a mieux manié le vocabulaire et l’argot.

Que tant d’élémens, si disparates, se mêlent dans cette prose unique, et n’y paraissent point artificiellement rapprochés ou juxtaposés, comme dans une mosaïque ou dans une marqueterie, mais fondus, comment donc cela se peut-il faire ? Nous comparions tout à l’heure le courant de ce style à celui d’un grand fleuve : ce n’est plus maintenant assez dire. Le mélange est encore plus intime, et l’assimilation plus complète. Chose admirable ! du Plutarque et du Sénèque, du Cicéron et du Platon joints ensemble ne font toujours que du (Rabelais. Ils se transforment en leur imitateur. Sa puissante imagination les soumet à ses propres convenances. Et, rivalisant de force et de souplesse, de pouvoir plastique, avec celle même de l’auteur du Banquet et du Phèdre, la voici qui, comme elle, crée à son tour des mythes.

Créer des mythes, c’est donner un corps, c’est communiquer le don de la vie aux fantaisies de l’imagination, et, dans ces fantaisies, enfermer une plénitude, une richesse, une complexité de