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publication du Tiers et celle du Quart livre, portant ainsi à vingt ans la durée de la composition de l’ouvrage, et vingt ans employés ou plutôt dispersés en combien d’occupations diverses, traversés de quelles épreuves, agités de quelles craintes, menacés de quelles persécutions, asservis à quelles contraintes, réduits à quelles nécessités ! Et cependant, voyez comme les parties de la composition s’équilibrent : un premier et un second livre formant ensemble une Iliade, où il n’est question, comme dans celle d’Homère, que de généalogies, que de combats, et que de festins ; un troisième livre, le centre et le nœud de tout l’ouvrage, où l’on se repose après la victoire, et, sans doute pour mieux prendre haleine, où l’on devise interminablement des joies et des dangers de mariage ; et deux livres enfin, les deux derniers, le quatrième et le cinquième, — car le quatrième ne terminait rien et Rabelais l’eût certainement fait suivre d’un cinquième, — où il ne s’agit, comme dans une Odyssée, que de festins toujours, mais, au lieu de combats, que d’aventures de voyage, d’explorations, et de découvertes. Notez encore, plus particulièrement, la disposition savante et symétrique du Tiers livre, où la longue consultation de Panurge sur le point délicat de savoir s’il doit ou non se marier, s’encadre entre les cinq chapitres « à la louange des debteurs et emprunteurs, » et les quatre chapitres sur « les admirables vertus de l’herbe nommée Pantagruélion. » Une correspondance, plus intime ou plus subtile, est celle qui s’établissait naturellement pour les contemporains du poète entre cette Iliade et les guerres du commencement du règne de François Ier entre cette Odyssée et celle des Colomb ou des Vasco de Gama, des Cortez, des Pizarre. Et ce qui frappe enfin dans ces récits de voyages ou de combats, si c’est l’art du récit lui-même, si c’est ce don de conter naturellement auquel on a voulu parfois ramener tout Rabelais, qu’y a-t-il de plus « épique ? » et, à ne regarder l’œuvre que du dehors, en ce qu’elle a de plus extérieur, qu’y a-t-il de plus poétique ?

Il y a le « dedans ; » et, par exemple, il y a la manière dont tous les emprunts du conteur, quelle qu’en soit la diversité d’origine, se fondent et sont comme entraînés dans l’ampleur de son allure narrative. Tel un grand fleuve, ce fleuve de Loire, dans les paysages duquel il a toujours aimé revivre les impressions de sa jeunesse : ni les obstacles n’en arrêtent ou n’en détournent le cours ; il se grossit, en coulant, du tribut des eaux de la montagne